Véronèse

Les Délices païennes
d’un mariage
mystique

Comme le doge à Venise épouse immensément la mer magique — ici cette dogaresse enchantée épouse un enfant-Dieu (germe du martyre et du dénuement) mais pour le moment tout entier fasciné par l’escarboucle qu’elle porte à l’épaule et la tirant vers lui par son écharpe de soie. Déjà son manteau d’Orient la quitte et s’écorce d’elle — gaine végétale d’où cette femme-rivière jaillit, soyeuse, en chevelure fée, torrent de blondeur, vraie Desdémone qui n’offre pas à son petit amoureux « un monde de soupirs », mais un éblouissement de désirs. Démone de volupté vers laquelle l’enfant tombe avec une gourmandise divine — la plus païenne tentation de ce petit mâle couillu que sa mère, au-dessus, voyante au bord des larmes, est en train de découvrir on dirait, d’un seul coup, au loin, époux solitaire d’une poutre en croix.

La « mariée » s’est mise à genoux pour être à niveau et même un peu au-dessous de « l’époux » qui glisse à la nage vers elle depuis les mains de sa mère vers celles qu’elle lui tend. Prodigieux entrelacement de mains, pieds, oreilles, nez, yeux, perles, dents, boucles, chevelure, macédoine d’organes mis en musique, clavecin de gestes justes où la gourmandise pointée du zizi rime avec les gouttes d’orteils, dans une maîtrise où tout l’ensemble enlacé dessine une unique guirlande de caresses autour du marmot nu. Duo central, jeux d’amour des deux mariés, nid d’enchantement au coeur de cette scène.

Sans doute Véronèse n’a pas l’âme de silence et de recueillement d’un Zurbaran, ni la flamme d’un Greco qui met tout en cendres et magnétise les corps écartelés : il va ici jusqu’au bout du jeu d’amour de ce mariage adorable, il épelle avec une telle allégresse sensuelle, une telle fraîcheur de volupté, ces chairs, ces mains, ces tissus — il parfume, il épice, il nacre ses couleurs vivantes — il lâche si fort le flot de cette chevelure magique que c’est un vrai mariage de chair qu’on a sous les yeux — vertige délicieux et impossible. Scène sacrée ou folle féerie ?

Rarement Véronèse aura poussé aussi loin un tel scénario : le petit, blond comme elle et tout mystérieux de ce qu’elle lui chuchote, car à belles dents de perles elle lui fait son aveu, à pleine haleine sur lui, les lèvres déjà entr’ouvertes pour accueillir sa joue. Lui, comme un vrai petit frais et naïf, a en même temps le sourire comblé d’un « marié » conscient, consentant et ravi. Miracle ambigu et total d’un vrai mariage d’amour. On ne les a pas mariés de force — comme dans cette immense volière, cet autre mariage mystique de la même Sainte Catherine que je viens de découvrir à l’Académie de Venise. Cette fois, Véronèse a traité les mêmes noces à grands coups de trompettes, d’anges, d’archanges — et presque d’entremetteuse. Un lourd bébé carré, renversé, accroche sa petite menotte au doigt d’une princesse fantastiquement parée qui monte les marches ciselées d’un trône. Épousailles princières télévisées par deux cents chaînes sur tous les ciels, tornade pompeuse et magnifique, différence d’âge énorme, invraisemblable maquerellage où l’on apparie un tout laiteux bébé à une souveraine mûre et lourdement chamarrée. Vénus déguisée en Venise pharamineuse.

Un peu éclaboussés par les fanfares de cette parade foraine (sans doute oeuvre d’atelier, pleine de morceaux somptueux et gonflée d’un souffle tourbillonnant) on revient plus amoureux encore vers l’illumination sans cesse accrue de Montpellier.

Regardons mieux ce carré de peinture. Rare chez Véronèse, tellement plus à l’aise dans le bond des verticales ou plus encore dans la dilatation des immenses horizontales aériennes et légères — le format même de Venise. Ici il carre la scène, pour aussitôt la contrecarrer en biaisant les axes. Il la fait doucement pivoter, l’enroule, la torsade et la fait graviter tout entière en semi nocturne autour de l’irradiation centrale. Il reprend son duo quasi obsessionnel, cette blonde fée et cette brune vierge, cet enlacement de féminité autour du marmot. Mais cette fois il éteint tout, les phares et les anges, il enfonce ces deux femmes dans leur rôle nocturne, comme deux lampes de folie inspirée. Deux vraies folles. L’une de chagrin prémonitoire — qui la fait dominer cette scene et presque l’éteindre d’un coup sous les cendres — par la vision anticipée du massacre. L’autre, folle d’amour fou, puisqu’elle monte s’offrir tout entière, au sommet de sa beauté, à ce marmot nuptial qui va la consumer toute vive. Saint Joseph, comme évacué de ce monde féminin, n’existe qu’en sourdine, maintenu dans l’ombre — sa rude main de charpentier posée sur le rude berceau (bois chevillé et tresses d’osier) seuls rappels ici de la dure et divine pauvreté — en opposition discrète à toute la chamarrure de ce manteau-tronc d’où s’échappe la Sainte, à gros plis d’or frangipané. Mille fois plus qu’à Venise (et même dans la version, plus proche de Montpellier, qui existe aujourd’hui à Hampton Court) — Véronèse concentre la scène sur un instant aigu : l’attente de ce baiser nuptial qui ne va pas seulement fleurir la joue du petiot, mais éclaire déjà tout le ruissellement des plaisirs autour, ce lit de cheveux et de chair que lui offre Catherine (comme le don même de sa nudité), chevelure déjà déroulée et comme parcourue de caresses, chaude comme une nuit dans le blé. Quant aux mains, elles parlent, clavecin serré, (la coupée, fascinante, près de la joue de Catherine) comme des mains intenses de sourds-muets, navette de tapisserie et battement d’ailes, mains de femmes savantes pour la chair.

Il y a là toute la magie chaude des peintures d’adoration des mages : le lourd manteau croustillant d’Orient comme une ecorce torsadée, chrysalide craquante d’où jaillit cette libellule fée — comme si elle se dépouillait des richesses princières pour s’offrir nue. Car c’est elle-même qu’elle offre ici en cadeau, c’est elle tout entière qui est devenue à elle seule l’or, l’encens et la myrrhe, aux pieds du roi des pauvres. Blonde Reine de Saba ruisselante d’aromates, Cantique des Cantiques autour d’un petit Bien Aimé cuissu, couillu, gourmand de vivre comme une fleur de pommier, « bouquet de troène des vignes d’En-Guédi. » Ni l’immense volière de l’Académie de Venise, ni le mariage d’Hampton Court n’ont cette intensité voluptueuse et cette féerie. Cette haleine de songe d’une nuit d’été. Cette amoureuse Reine de la Nuit embrassant pour toujours son adoré.

Mystique ou non, qui peut le dire ? Païen, Dieu l’est toujours, quand il est jeune, non ?

L’Inquisition vénitienne a fortement rôdé autour de Véronèse, flaireuse et bredouille. Elle l’a même convoqué un jour devant son Tribunal, lui reprochant, dans « l’ultime Cène », ses « pitreries » et « obscénités », à savoir ses « chiens, nains et ivrognes allemands » sans compter ce « larbin qui saigne du nez ». On imagine ici le réquisitoire : délices trop païennes, dangereuse gourmandise, précocité sensuelle du petit couillu, Sainte plutôt fée tentatrice… Et cette matière picturale qui est en elle-même une volupté vertigineuse, car en dehors d’elle, il n’y a plus qu’image, imagerie, bondieuserie, rien.

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Mais revenons à la mystique, c’est-à-dire à l’enchantement des parfums, à cet oeil-groin qui est l’organe spirituel de toutes les extases picturales. À l’époque où les peintres apprenaient le métier en refaisant la route (des peintures) à la main — à travers toute la Collection du Musée — c’est ce Véronèse magique que choisira de copier Bazille. Copie donnée par sa famille à la petite église du village où il fut tué : Beaune-la-Rolande, entre Montargis et Orléans. Moins exercice d’imitation que résurrection amoureuse, moins prouesse virtuose que corps à corps de peintre à peintre. Étreinte ravie — et libre — de l’oeuvre d’un autre. Approche enchantée, de ce miracle réaccompli à la main, depuis les dessous, la matière embaumée, l’odeur revivifiée de la peinture en train de se faire. Quelle toile a-t-il prise pour retrouver le grain épais des toiles vénitiennes dont on voit souvent affleurer les chevrons et la trame ? Un vrai carré (125 × 125) à peine plus petit que celui de Véronèse (128 × 129). Comment a-t-il retrouvé le rythme de ce carré souple, la stabilité fondatrice de cette Vierge adossée à une énorme pile virile, l’ovale carminé de cette reine, posé cru sur le triangle bleu nuit de ses genoux entr’ouverts de Génitrice ? Assise solide de cette Vierge légèrement décentrée, qui verse sa graine blonde vers cette spirale jaillissante de la Sainte. Quant au Joseph, tranché, retranché, je l’ai cru longtemps rogné, retaillé dans le vif par un propriétaire uniquement soucieux de recadrer la toile pour un quelconque emplacement trop étroit de son Palais. Or c’est en haut (d’après les historiens) que la toile serait retaillée. À voir, à vérifier, par les bordures. Or Bazille a pris un carré parfait, recomposant une « carrure » initiale, (voulue telle par Véronèse ?) où tout converge vers un centre irradiant, sans boiterie ni faille.

Comment Bazille a-t-il fait le « lit » de cette peinture, couche préalable drument brossée par Véronèse, couvrante partout, puisqu’ici la toile vénitienne n’affleure qu’à peine — dans les chairs du petiot et de la Sainte, terriblement craquelées ? Comment a-t-il traité les ondes magiques de cette chevelure de fée ? Comment a-t-il rejoint cette écriture large et ample de fresquiste, lui Bazille, le scrupuleux, le cézanien arrêté ?

Et brusquement cette précision adorable comme dans le coquillage ourlé de l’oreille, la bouche avec les perles des dents ?

Comment a-t-il retrouvé la moirure du corsage de la Sainte, en ondes roses et vertes ? Comment a-t-il fait vivre ces pizzicati, fines hachures à la Van Gogh sur l’écharpe de soie (celle que tire le petit) ? Ce dessin aux petits traits vifs jaune de Naples qui, modulés sur un fond bleu (le même que dans le ciel et la robe de la Vierge) donne ce ton magique, inventé hors des couleurs, ce vert d’Orient rêvé (plutôt Céladon que vraiment Véronèse) mais qui fait comprendre qu’on ait eu besoin d’associer un jour irrésistiblement au nom de Véronèse, un vert mystique (pigment chimique inventé beaucoup plus tard et qu’il n’a jamais connu) — vert adoré par Cézanne, Van Gogh, Rouault, Kandinsky. Vert pointu comme un rouge et qui appelle pour combler l’enchantement (les femmes arabes savent le faire sur elles chaque jour) un rose tyrien. Comment a-t-il pu réinventer le mystère de ces couleurs superposées, montées doucement par strates légères qu’on appelle glacis — en contradiction totale avec la manière crue de poser les couleurs des Impressionnistes qui eux, juxtaposeront des tons purs ?

Enfin ces visages presqu’intouchables, intenses, précis, vastes — comment, au-delà de toute technique, a-t-il pu les faire atterrir ? Un rien durcissant la Vierge en tuerait la lumière à la fois tendresse et chagrin. Un rien durcissant la Sainte mettrait une grimace à la place de cette bouche en train de s’entrouvrir pour embrasser. Et la justesse de l’accord général, la musique de ce quatuor en semi-nocturne, avec le duo central (et la Vierge éclairée-éclairante) qui reçoivent toute la lumière silencieuse du ciel — et la redonne en jubilation inépuisable ?

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La copie de Bazille n’est jamais sortie de sa petite église depuis 1871. Elle n’a jamais été nulle part exposée (sauf à Chicago en 1978). Dans quel état est-elle ? A-t-elle besoin de soins ? Comme il serait bon qu’elle vienne un jour et s’approche de sa source miraculeuse à Montpellier et qu’on les voit côte à côte enfin, comme deux soeurs, redialoguer.

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Paolo Caliari, dit Véronèse, est mort en 1588. Donc quatre siècles cette année. Venise le commémore. Mort à 60 ans, d’un mauvais froid. Beaucoup plus jeune que Tintoret (74 ans) et Titien (94 ans). La vieillesse libératrice compte pour les grands peintres : 60 ans, c’est jeune. Lui, Véronais d’origine, a épousé Venise presque plus fort que les Vénitiens eux-mêmes — trouvant le ton pour lui raconter sa légende et si amoureux des grandes horizontales qu’il était prêt à couvrir les murs de Venise d’une seule peinture reflétée par l’eau.

C’est à San Giorgio Maggiore, tout contre l’église bâtie par son ami Palladio, qu’il est fêté. La petite église du quartier des pêcheurs, pleine de ses oeuvres, San Sebastiano, où il est enterré (comme Tintoret à la Madonna dell’Orto) est actuellement fermée pour travaux. Dans cette ville pleine d’au-delà reliés par des ponts — cette fois c’est vers une île qu’il faut prendre le bateau, une île casquée d’un dôme blanc de marbre comme une bombe de lumière.

Véronèse a traité trois fois le mariage mystique de Sainte Catherine. Dans des mises en scène et des formats à chaque fois très différents. La plus grande (337 × 241) et la plus fastueuse, celle de l’Académie était une commande d’église : retable pour le maître-autel de l’église Santa Caterina à Venise. À la voir, si splendide soit-elle, on revient avec plus d’enchantement encore vers le chef-d’oeuvre magique de Montpellier. Autant la grande claque des ailes à toutes voiles dans l’apparat, autant celle-ci (la nôtre) rayonne dans l’apparition. Fut-elle aussi commande d’église ? Peu probable, car on la trouve dès le xviiie siècle faisant partie d’une collection particulière (Raccolta Gerini). Gravée en 1786, elle aurait été depuis raccourcie quelque peu par en haut. Fabre l’a achetée juste avant de quitter Florence, pour le futur Musée qu’il venait fonder à Montpellier. Quant à la troisième (collections royales, Hampton Court) elle semble plus proche de la mise en scène de Montpellier (plus grande et plus rectangulaire : 147 × 198). Toutefois moins magiquement centrée, moins lumineusement enchantée, semble-t-il. Mais de celle-là, je m’interdis de parler plus, ne l’ayant pas encore charnellement vue. Quant à la chronologie, rien n’est sûr. Ce qui est sûr, c’est que Véronèse aimait travailler par thèmes — passer des immenses formats qu’il abattait avec un appétit de fresquiste à un recentrage sur petits formats plus intimes, où il réinvente tout. Comme on le voit d’une manière éclatante, en ce moment même, à San Giorgio Maggiore, se renouveler d’une toile à l’autre complètement, sur le thème du même Moïse sauvé des eaux — dont il existe une version enchanteresse et shakespearienne au Musée de Dijon.

Encyclopædia Universalis :
« Catherine d’Alexandrie sainte
« (morte déb. ive s.)

« C’est avec sa Passion que sainte Catherine apparaît dans l’histoire. D’après ce récit, l’empereur Maxence passant à Alexandrie en Égypte ordonna à tous ses sujets d’offrir des sacrifices aux idoles. Catherine, alors âgée de dix-huit ans, était fille du roi Costos et avait appris les sciences et les arts, connaissait les poètes et les philosophes. Elle se rendit devant l’empereur et lui proposa une discussion. N’osant répondre lui-même, il convoqua cinquante philosophes. Catherine réfuta si bien leurs objections qu’ils s’avouèrent impuissants. L’empereur les fit jeter dans un brasier et envoya Catherine en prison. Quelques jours plus tard, on la conduisit devant une énorme machine composée de quatre roues garnies de pointes. Elle ne fut pas effrayée. On la jeta dedans, un ange l’enleva et la machine éclata, tuant une multitude de païens. L’impératrice étant intervenue en faveur de Catherine, l’empereur la fit décapiter, puis il condamna à la même peine deux cents soldats qui se déclarèrent chrétiens et enfin Catherine elle-même. Avant de mourir, elle demanda à Dieu d’exaucer tous ceux qui le prieraient par son intercession et de les conduire tous au paradis. Le bourreau lui coupa le cou : il en coula non du sang, mais du lait. Les anges prirent son corps et le portèrent sur le mont Sinaï. L’origine de ce récit se place au début du ixe siècle (on n’a trouvé aucun témoignage antérieur sur Catherine). Il fut écrit en grec on ne sait où et bientôt traduit en latin.

« Le culte de sainte Catherine se répandit rapidement après le ixe siècle. Elle a donné son nom au point culminant (2 602 mètres) de la presqu’île du Sinaï, le djebel Katherin et au monastère construit par Justinien au vie siècle sur le lieu où l’on vénérait la révélation de Dieu à Moïse dans le buisson ardent.

« En Occident, la dévotion à sainte Catherine apparaît au début du xie siècle à Rouen. Elle se répandit partout et spécialement dans les universités. On ajouta des détails à sa vie : sa conversion par un ermite et son mariage mystique avec l’Enfant Jésus. Par allusion à la roue de son supplice, elle devint la patronne des charrons, des rémouleurs, des menuisiers et des potiers. Les confréries de jeunes filles la vénéraient particulièrement et avaient le privilège de s’occuper de sa statue ; celles qui se mariaient quittaient la confrérie, laissant aux autres le soin de “coiffer sainte Catherine” ; c’est l’origine de l’expression bien connue qu’on applique aux filles qui atteignent vingt-cinq ans sans être mariées.

« Les représentations figurées de sainte Catherine ou des scènes de sa légende sont innombrables et de très grande qualité, de la fin du Moyen Âge à l’époque classique. L’immense succès de la dévotion à sainte Catherine est dû essentiellement à la promesse que, d’après sa légende, elle aurait faite avant de mourir d’assister toujours ses dévots. Malheureusement, les critiques admettent qu’il s’agit du cas très rare d’une sainte qui n’a aucune existence historique, bien qu’elle soit “apparue” à Jeanne d’Arc. Il ne s’agit d’ailleurs probablement pas d’une supercherie : l’auteur de la Passion a voulu composer un pieux roman, qui a été pris en toute bonne foi, malgré ses anachronismes et ses invraissemblances, pour une histoire vraie. »

*

Ainsi, la fiction est totale. Mais il y a dans ce bouquet de phantasmes de quoi faire sonner tous les enchantements de palette de Véronèse. D’abord Alexandrie, Orient complexe, (d’où viennent les reliques de Saint Marc) — christianisme poivré, avec lesquels Venise entretient depuis le début des liens vitaux de commerce, « comptoir du monde » — l’une des deux villes mères de Venise, avec Byzance. Et puis cette fille de roi, victorieuse des païens en paroles, cette Vierge qui se marie mystiquement à l’enfant Jésus. Enfin la martyre — (il ne traitera pas cette fin). Y-a-t-il eu choix libre du sujet par lui — ou commande à programme iconographique strict ? Les libertés qu’il prend d’habitude à l’intérieur des commandes feraient plutôt pencher pour l’hypothèse d’une initiative libre. Il opte donc pour le sujet le plus difficile et le plus fou (mais le plus enchanté et le plus véronésien) — le plus fantastiquement irréel puisqu’il s’agit d’un mariage « rêvé » par la mariée même — trois siècles après la mort du Christ. Il travaille comme un musicien sur un livret d’opéra. Hymne pompeux avec choeurs et cuivres pour le retable triomphal de l’Académie. Symphonie concertante (à sept instruments) pour la version d’Hampton Court. Enfin, quatuor (en semi-nocturne) à Montpellier, avec un trio dominant — puis un duo central illuminé de tendresse magique — verdeur d’une féerie à la fois joueuse, gourmande, grave et vraiment nuptiale.

Note sur le vert véronèse

Le vert appelé Véronèse (unique couleur dans toute la gamme commerciale, avec le Brun Van Dyck, à porter le nom d’un peintre) apparaît dans la chimie de synthèse des pigments vers 1814.

Fabriqué d’abord en Angleterre et en Allemagne, il se compose d’un arséniate de cuivre, très toxique. On le retrouve plus tard à base de Phtalocyamine de cuivre, aussi poison, très dangereux dans les mélanges, comme le bleu de Prusse. Détruit les autres couleurs (surtout à base de plomb et de soufre) et noircit à leur contact. Véronèse utilisait les verts de son temps, mais surtout composait des verts subtils (non par mélanges de pigments, toujours nocifs) mais par superpositions de couches (un bleu sur un jaune ou inversement) en prenant bien soin que la couche sous-jacente soit sèche. Ainsi, les strates traversées se joignent merveilleusement dans la lumière. Mais le vert qui porte son nom, s’il est employé isolément, n’est pas dangereux. Il est d’une acidité pointue, d’une fraîcheur quasi magique, surtout si on le fait « chanter » — en le mariant, comme fait Van Gogh, à des contrepoints de carmin. Couleur d’Orient intense et de jubilation. Bien sûr une couleur toute seule, substance chimique, peut faire l’objet d’une contemplation absolue, insondable — comme le ciel ou la mer. Mais la couleur n’accède à la substance biologique que repétrie par la main, la vie totale d’un peintre, qui la transmue en peau vive, en chair, en air, en terre, en ciel, que sais-je, en n’importe quoi d’imaginaire — qui fait qu’un mauvais peintre peut refroidir un rouge et un grand illuminer un noir.

Xavier Dejean,
mai–juin 1988.