Sur
trois Hyacinthe
illuminés,

un jour de pluie !

Mortes, sans nos yeux, les peintures. Musiques non jouées. Objets dans l’ombre — même sous mille projecteurs. Corps sans chair. Ce présent bondissant qui dort en elles attend nos mains, nos yeux, à pleins poumons, pour retendre les voiles — et en route. Ce regard à plein corps, magie qui ressuscite le désir vivant, met la peinture en acte, en train d’avoir lieu. Par le corps du peintre peignant. Là.

Ce dimanche de pluie m’a déchiré : les trois Hyacinthe, comme jamais vus jusque-là, à plein soc, se parlant, se répondant, échangeant des forces dont j’étais le corps central labouré. La grande caravelle vermillonne de Bouillon, éclairant et hissant, juste en face, braquée sur elle (arme enveloppée de velours) le diamant noir et pointu de son auteur : peintre lucide jusqu’au meurtre, révolver de rire, mais pardonnant tout dans une insolence de grâce. Et riant de bonheur. Le point de mire du pinceau à l’aigu du laser de l’œil. Et en face dans un grand battement d’ailes et de voiles, appareillant — cette grande loucherie cardinalesque qu’il fait sauter à la grenade rouge, déflagration cosmique, jusqu’à l’entraille dansante du ciel — va-et-vient.

Les deux se tiennent, s’entrelacent, se contrepointent. Renforcés dans leur lutte heureuse. À ce point magnétique du monde. En pleine lévitation. Rue de l’Ange.

Le troisième, ombreux, grave, ouvert comme un fruit, deux en un — Castagney — met en scène le corps à corps du peintre, l’acte même — sur le vif, en train d’avoir lieu, sans bruit, — sans télé — met à nu l’acte même de peindre. Sans autopsie. À clavecin nu. Entre l’orchestre avec choeurs à tire d’ailes de Bouillon et la guitare flamenco du petit autoportrait miraculeux.

Voilà ce qui m’a cogné si fort à la gorge, tout seul, ventriloquant ce jour de pluie gitane vers Saint Jacques et que je veux essayer de bégayer un peu aux Perpignanais. Aux amoureux.

Avec de la prébende et du fric, avec un intrigant qui louche, un pape absent, une croix déserte, avec de la cardinalerie faisandée, de la catholicité ultravide, avec un prétentieux à la médiocrité sonore, avec un magma de riens dont Saint-Simon aurait rempli toute une poubelle de rires et de déchets pour l’enfer — lui, Hyacinthe, il édifie, sur deux notes majeures, or et pourpre (sang et or !), une symphonie Jupiter, un tourbillon de gloire, une danse de joie avec deux enfants, sonnerie d’or, avec pillage de coffre, vent dans les voiles, débarquement de corsaires célestes. Sur quatre fois rien, histoire vacante et bête à pleurer il invoque le miracle, la légèreté sans emphase, la fraîcheur, la tendresse, la drôlerie. Avec la vitalité, la sensualité divine du Bernin.

À partir d’un non-lieu, d’un contre-évènement. il bâtit une célébration : l’ouverture du temps, la naissance du siècle XVIII. Quelque chose d’innocent et de féerique, comme une arrivée des Rois Mages venus de toutes parts adorer, à l’état pur, un vrai commencement.

L’or, l’encens et la myrrhe, il les lance en l’air, à cinquante mètres de pourpre froissée, comme le petit lance ses pièces d’or pour un couronnement fictif ou un mariage mystique avec le temps, comme le Doge épousait la Mer Adriatique.

Il ébroue sa touffe de satin comme une volée d’archanges à l’assaut du ciel. Tornade de plis, vrais corps de danse, incarnation de soie qui devient la substance de l’âme en joie — tissu irradié des corps.

La jubilation de cette Année jubilaire — voilà son vrai matériau et son souffle. Peinture à pleins poumons. Respiration qui jette le ciel dans l’affaire. Le grand zigzag de foudre allègre, la déferlante qui part d’en haut roulant du ciel jusqu’au sol, traversant le corps cardinalisé — un simple courant d’air décorateur n’y aurait pas suffi. Cette onde torrentielle, unifiant corps et plis, ne peut avoir sa source que dans un bouillonnement cosmique.

Toute la pyramide montante (Bouillon, les petits, l’hermine, la pourpre et les faux outils) entre ainsi en lévitation comme soufflée par la grâce. Tout ce fort mouvement ascendant est ainsi, non pas contrecarré, mais visité, allégé et comme dansé par le haut. Moins une lourde assise qu’un léger atterrissage. Sur cette archirichesse pourpreuse, sur ce coffret de pirates d’église, sur cette cascade d’or et de croix déserte (Jésus carapaté de tout ça !) une rafale de ciel, un vent de gloire fraîche, une ondée de grâce invisible, comme un coup d’air au printemps dans les vergers. Bouillon, sans bouger, tourbillonne.

Tout est décentré et mouvant, subtile géométrie à vertige, en jubilation pure, en tendresse, qui féminise et rend familiale, joyeuse et intime cette célébration officielle. Plusieurs centres sont proposés en même temps qui s’annulent et lancent les yeux partout à la fois dans ce tourbillon qui est — autour des personnages doucement immobiles — une vraie danse de joie, une vraie folle saralbande de bacchanale divine, où le petit duo enfantin rappelle adorablement Saint Jean-Baptiste et le Christ petit.

Que ce même prélat montrant l’intérieur pourpre de son crâne devenu barrette, soit présent à la fois vieux et jeune, allège et envoie voler la pompe et la pourpre. Coup de génie discret et caché : avoir peint deux fois Bouillon, en Cardinal saluant le siècle, et traversé par lui, et aussi, en petit Bouillon enfant ressuscité, Jésus blondinet montrant le ciel, avec son copain Jean-Baptiste dilapidant le beau trésor. Dans cette solennité archidrapée — cette chair nue, cette tendresse, ce duo, ce rire, cette anticérémonie voilà l’audace vivante et amoureuse. Un escalier de chair monte jusqu’au visage central.

C’est aussi la route de l’or par les bijoux magiques, anciens outils tatoués jusqu’aux yeux. Le triangle bleu, tête en bas, vers le coeur, comme un à pic de ciel, vient caler toute la pourpre, avec la nuit derrière. Toutes les rectitudes sont assouplies. Il n’y a pas une seule verticale ni une seule horizontale. Tout joue subtilement déhanché, en obliques, danse du ventre, peinture qui ondule à dix nombrils, à grands rythmes de rafales créoles, comme le Bernin. La pompe se nie par le rire. L’enfant joue. La robe revient saluer en scène comme une vague de pourpre qui déboule jusqu’en bas, vivante, écumant de tous ses pieds de nez. Et le coffret d’Ali-Baba du Pape à piller par les deux petits quarante voleurs. Et l’or et la pourpre qui rivalisent en jouant, à qui mieux mieux, comme le roi et la reine des matières, comme cor et trompette. L’histoire d’une absence : Pape pas là, Christ en fuite, laissant juste une touffe de rayons, aucune goutte de sang ni trace de martyr — place au jeu, à toutes les jubilations écarlates.

Ciel de gourmandise. À contre-lourdeur, à contre-pouvoir, à contre-souffrance. Par la danse seule, la fraîcheur, la légèreté. Je connais tant d’églises d’Italie, à Rome même, qui ressemblent à des salles de bal, à des grands lits d’orgie heureuse sous baldaquin : comme elles prendraient sur leurs seins ce rutilant Cardinal !

*

La chance du Musée Rigaud, c’est d’avoir, juste en face de la jubilation — son jubilateur. En personne. Sensiblement à l’âge où il a travaillé à cette sardanapalerie. Peut-être, ici, est-il plus jeune ? Mettons 30, 40 ans, pointu, affûté, insolence de Figaro à toque carmin, armé, derrière cette ronde cape indigo qui le cache (palette, bouclier) de fleurets-pinceaux, prêts pour l’attaque. Le visage allumé, le poil noir sous la peau, tendu, bandé, bondi, arrêté, Pierrot noir qui sonde à l’œil laser, jusqu’aux sources du vide, ces Messieurs qu’il faudra bien… enchanter, habiller, embouillonner. Heureusement qu’il y a les tissus, la texture, le parfum, la psychologie, la théologie des tissus. Muets royaumes du peintre. Chair. Irradiation du corps.

Ce Cagliostro fou de santé conquérante peut vous faire apparaître ou disparaître à volonté. Tordre l’apparat ou l’apparence jusqu’au ras de l’apparition. J’ai tous les pouvoirs, même celui d’anoblir, par la soie, un Roi : perruque de cocotte, croupion emplumé, collant fleurdelysé jusqu’aux fesses, incroyable travesti qui fait la racole du royaume ! Rigaud ose ça. Ça, s’appelle : Louis XIV ! Une lucidité si fantastiquement heureuse, qu’il fait grâce. Qu’il accorde crédit. Et table, quand même, malgré tout, sur le glorieux des êtres — surtout s’ils sont bons clients, rois et riches. S’ils louchent, ma foi, tant pis. On le dira simplement de profil. On rafraîchira l’homme par son visage d’enfant ancien. À la fois qui le sauve et qui le nie.

S’il s’agit de sa mère en face, alors Hyacinthe se tait. Il l’épelle humblement, deux fois, et rien autour. Comme un espagnol, oh pardon, catalan ! Diamant noir ce portrait.

Pointe taillée suraiguë, mais sans cruauté. Insolence de bonheur plutôt. Peintre à l’état pur, œil-pinceau. À l’extrême pointe de l’œil, le rire gonfle. Excès de libre grâce. Comme cette rafale, en face, vent d’étoiles, cardinal en plein vol, assis. Un chantier de dix ans, pour cet appareillage. Longtemps gratuit. Durement payé. Quelque chose d’impalpable, baignant tout — comme une rosée. Oui.

*

Et puis voilà, hors du champ magnétique — lumière de raisins noirs — une peinture qui doucement fait son ombre. Si grave d’abord qu’on ne croirait pas un Rigaud. Un lendemain de fête, un matin, une couleur de labour : Le peintre au travail sur une peinture qui le regarde faire. Entre ces deux perruques jumelles, Castagney, et lui, un va-et-vient drôle peut creuser le vertige.

Regardez-moi faire, dit le peintre, regardez bien ; lui et moi — moi et lui — qui est le plus vivant dans cette double fiction, moi qui me peins le peignant, ou lui qui me regarde le peindre ? Regardez le travail : j’en suis à lui tisser le jabot, je le cravate pour qu’il soit beau, je le tricote à deux brins de couleur crue, c’est ça, tout bête, la peinture.

Pas d’esbroufe, aucune prestidigitation (digitation à prestige, ou prestation trop prestement digitée !) Rien de magique : travail manuel, la peinture, regardez les outils, entrez, voyez l’envers, le dessous, la coulisse. Je n’ai rien à cacher. Le gros pied de cheval du chevalet, la touffe de pinceaux, l’appui-main pour les toutes petites fignolures en pizzicati, et puis la palette : je lui ai fait une vraie tête à ma palette, un vrai profil vivant. Dame palette, une tête d’anamorphose, le lieu enchanté de la peinture crue. C’est elle le centre actif, avec ma main.

L’autre dans son œuf, Castagney (je l’ai peint avec son nom, la couleur même de son nom : marron, châtaigne), lui donc dans son ovale (c’est plus tendre et plus ventre un ovale) me regarde, ou plutôt me tient tête dans ce duo de perruques. J’ai l’air d’un bourgeois comme lui. Finis les Cagliostro. Je cultive mon Chardin ! Musique de chambre — ou plutôt d’atelier. Clavecin bien tempéré. À 50 ans on ne crâne plus, on s’interroge. La médaille, regardez où je me la mets !

La peinture une fabrique d’illusion ? Une désillusion ? — Non. Toujours le même enchantement, travail ouvrier, peinture conjugale. Une formidable tendresse. Pas de trompe-l’œil. Rien que du trompe-la-mort. La vraie magie est là. Vous voyez bien puisqu’on en parle encore comme d’une chose toute jeune, en train d’avoir lieu deux siècles plus tard, là, ce matin.

J’ai peint ce fond de mur gris avec ses craquelures et ses rides, cette peinture est une grave confidence, un aveu. Gardez ça pour vous. Il faut dans la jungle du monde, qu’on nous croit sorciers ! C’est vrai que nous pouvons donner vie, sauver de la mort, même les Rois — mais chut !

Je tresse, je tisse, tressage, tissage, tout à l’air si sage. J’adore le tissu. Les hommes, j’en fais d’abord du tissu. Des pyramides, des cônes, des cylindres… comme Cézanne, plus tard. Après moi. Les Rois un Paquet-totem de tissus. Monceau de crèmes, oh ! Saints Chrêmes, bien sûr. Les Cardinaux : maelstrom de satin ! Et ainsi de suite.

Mon nom, Hyacinthe, ma mère, ma vieille mère me le disait toujours : c’est un nom, mon fils, pour la soie, l’or, la pourpre, la gloire. Et tous les tissus. Je ne les cache pas : je peins leur désir et leur âme, en pleine soie.

Je n’ai plus que trente secondes, un petit paragraphe, vite. Si vous m’aimez, allez voir de ma part mon ami Gaspard, oui, Chevalier de Malte. Allez-y. Lui, son gilet, sa veste-chrysalide, sa cornemuse de velours, j’en ai fait tout simplement la route du paradis. La carte et le chemin du Pamir. Par la Sogdiane, la Bactriane, et même la mer Hyrcane, toute la vieille route de la soie. Par les ravins, les crêtes et les oasis. Avec campements le soir. Et les aubes sur la Chine. Terre, bleu, or. À 75 ans, j’ai fait ça !

Allez voir. À Aix-en-Provence : « Monsieur le Président Gaspard de Gueidan jouant de la musette ». Rien que le nom, toute la caravane de la musique vous arrive dessus. Il vous attend. Demandez-le, de la part de Hyacinthe, le gardien vous aidera. À Aix, patrie de Cézanne, route de la Vieille Chine.

Xavier Dejean,
23 mars 1991.