Picasso

Mille et une nuits
de la gravure

En cette année de toasts et reposoirs hugoliens un peu partout, il peut être salubre de venir bivouaquer à la fortune du pot autour d’un autre grand Empereur de l’art, à qui on a fait sans doute le plus grand tort en l’affublant, comme du chapeau et de la redingote grise, de la formule légendaire : « Je ne cherche pas, je trouve… ». Ces déclarations conquérantes de Picasso semblent aujourd’hui moins violentes que la victoire en douceur, creusant le silence et l’avenir, de Matisse. Que Picasso ne cesse de conclure, brûle, assèche, épuise le terrain, boucle les portes après lui tellement il « trouve » — c’est peut être à voir, et même de très près. Ouvrons donc, sans Picassolâtrie, cette prodigieuse « Suite Vollard », ce journal intime dévoré de légendes, chaotique, libre, expérimental, cent cuivres étalés sur sept ans. Cette histoire muette, sans aucun texte, se lit comme un roman graphique où la gravure elle-même devient la narratrice fabuleuse. Il faut absolument sauver, avant toute analyse plus précise, cette première impression d’enchantement quand on parcourt intensément cette suite syncopée, contrastée, avec des éblouissements (plus encore du côté des nocturnes que des irradiations de lumière au trait), ce bruit de sources, ces histoires cruelles, magiques, drôles, forcenées, ces trous à vertiges, parfois ces oubliettes, ces brouillons reniés en même temps qu’avoués, ces libertés libres et ivres, qui font que cette « suite » a le goût et l’ampleur des Milles et une Nuits de la gravure.

La gourmandise et l’efficacité technique y sont totales. Aquatinte chaude et légère comme un lavis, toute crépitante de lune voluptueuse autour du faune — ou bourbeuse et lourde dans les Viols — eaux-fortes bouclées, velues d’astrakan, visages à fourrure de Rembrandt, le vernis craquant de toutes les brindilles d’un « œil d’éléphant » — coups de soc de la pointe sèche qui dérape, bonheur de cette glèbe rouge du cuivre qui résiste, dessin rocheux et sculpté, qui succède aux arabesques en lassos — trait candide comme une tige-velours des sillons non ébarbés qui font fumer le trait — toucher magique, impalpables pizziccati dans le vernis à peine effleuré et mordu — creusement rauque et remorsure rageuse, lacération, biffures, sabotage, meurtre et suicide — et ce trou, cette hallucination gravée à la Wols, cette loque blanche qui flotte au milieu d’un naufrage nocturne sur des visages engloutis — clairs obscurs simultanés, ces blocs touffus de nuit rayonnante contemplés par la lumière d’un visage ébloui, lavé — ces heurts, ces télescopages de civilisations, tête sumérienne extraite d’un nu héllénique qui laisse béants tout à la fois le modèle et le sculpteur, lequel ensommeillé, repu dans sa sieste jupitérienne, semble se pétrifier alors que la sculpture s’anime, craquante chrysalide, au fond de ces métamorphoses continuellement ruisselantes, où parfois un corps sans contours naît des broussailles tressées, ou bien c’est un filet graphique qui tend sur toute la planche son cadastre d’énergie, encerclant les corps d’une orée magnétique — des visages de larves hantées se lèvent en apparitions griffonnées à la vitesse du songe — chaque planche est un petit monde biologique nécessaire, à chaque fois neuf — aventure passionnante comme un roman picaresque où l’innocent criminel à la fin se dresse dans la nuit les yeux crevés, le Minautore finit grand comme Œdipe roi. Mais on croise en cours de route quelques miracles étranges : ces quatre petits enfants devant un monstre taurin à mamelles en volutes furieuses, est-ce le début de la « Flûte enchantée » ? Plus loin, ce faune grave et pervers, agenouillé comme pour quelque sacrifice ou immolation savante, semble le rêve de cette femme endormie qu’il découvre dans l’enchantement de la lumière lunaire dont « on entend » le bruisssement : est-ce le songe shakespearien d’une nuit d’été ? Et cet enfant veillant une femme endormie, miracle sans mot, légende qui n’a plus de nom ? Ce journal aux confidences cruelles, cet humour, ce jeu suprême, cette terreur, cette pitié, ce bloc entremêlé et obscur, voilà la pulsation noire et souterraine qui soude ces cent pièces en une seule narration héroïque dont parfois certains morceaux, ou certaines planches tout entières, semblent le brouillon prémonitoire, l’hallucinante esquisse de l’immense Guernica de 1937.

Ce roman graphique entrelace quelques thèmes (Rembrandt, le Minotaure, le Viol, le Minotaure aveugle) dont le plus abondant est « l’Atelier du sculpteur ». Regardons de plus près cette série la plus diurne de tout l’ensemble. Les échanges sont si subtils entre l’animé et l’inanimé qu’on ne sait pas toujours très bien d’abord qui est sculpté, qui est sculpteur ? Ce quinquagénaire barbu « je fais toujours une barbe aux hommes parce que pour moi c’est Don José, dit Picasso, mon père… », ce Jupiter sensuel, enlacé, repu, rêve, caresse, somnole, s’allonge avec son modèle endormi parfois derrière des œuvres acrobatiques, sculptures à la Bernin envolées devant lui comme un numéro de cirque ou des enfants qui jouent. Sculptures si libres qu’elles ont l’air détachées du sculpteur, comme franchissant la frontière, entrant toutes seules dans la Vie, bondissantes. Mais ce Jupiter lauré fait aussi parfois du vrai Picasso, splendides têtes à grand nez sumérien de Boisgeloup, auxquelles il met la dernière main et dont il s’approche avec son modèle comme pour fêter ces déesses lumineuses, qui semblent brusquement leur avoir ravi quelque chose qui les fascine : une vie plus dense, plus mystérieuse — la seule qui ne mourra pas. Une seule fois le sculpteur, éblouissant de jeunesse, ciseau à la main (planche 46) inquiet, seul, forme un duo avec son œuvre comme Pygmalion amoureux de sa Galatée à laquelle l’enlace une guirlande — fiancés que sépare un abîme. Une autrefois (60), la sculpture se met à vivre toute seule, proliférante éruption à bourgeons barbares qui semble dévorer le modèle dont le sculpteur n’a déjà plus dans les mains que la tête — le corps évanoui plus loin en quelques lignes. Rarement on sent la violence du travail, c’est plutôt la sieste heureuse, l’appétit comblé, le débordement lumineux de la vie qui enveloppe l’œuvre de ses lianes et joue avec — mais tout est si complexe : parfois l’œuvre rayonne avec une telle évidence qu’elle devient dure comme un diamant en face de cette vie qui batifole autour, volubile, somnolente (39, 42). Ou bien l’œuvre est écrasée et carrément reniée, jetée sous les pieds du sculpteur (c’est d’ailleurs son propre buste) lequel se consacre désormais tout entier à la gloire du modèle aimé (69). Ou bien l’œuvre peut devenir si noyée de complications que c’est la vie toute simple qui cette fois rayonne en face d’elle comme un diamant (72).

Cette permanente et sourde rivalité entre l’Art et la Vie, leurs tensions, leurs échanges, leurs enlacements heureux, leurs répulsions, leurs métamorphoses, leurs exclusions, leurs étonnements réciproques (comme cette femme qui s’étonne de ce drôle de totem surréaliste à moins que ce ne soit lui qui s’étonne d’elle (74) — de tout cela Picasso tient le journal de bord sans paroles, chaque page renouvelée et toujours mystérieuse, drame personnel où rien n’est résolu, où les interrogations posées restent à chaque fois ouvertes, écrites à la pointe lumineuse de l’outil, datées comme une page de journal, dans le Temps des fables. Seules les planches 40 et 47 ont la rudesse de la sculpture en train de se faire, l’une grâce à la pointe sèche qui taille le cuivre comme un soc. (Mais le travail dans le plâtre cru de Picasso à Boisgeloup était un travail très doux). Bref, que l’art et la vie soient impossibles l’un sans l’autre — également impossibles l’un avec l’autre — c’est bien là le tragique de cette légende sans paroles et sans solution. Mais le miracle ici est que l’Art a beau manger Picasso, il semble qu’à la fin, dans la jubilation, ce soit quand même la Vie qui mange l’Art et sauve Picasso…

Dans la même année 1933, et comme pour faire contrepoint à cette série volubile et jupitérienne, Picasso taille quatre Viols (cinq avec celui du Minautore). Blocs de rut herèynien, arrachés à la pointe sèche, ce sont les seules véritables sculptures de ce livre, combats de montagnes emmêlées, copulation primordiales, ou les têtes volent, dans une insurrection quasi géologique. Rugueuses gravures, rauques, brutales, anti-séductrices — volonté de rompre avec la trop délicieuse arabesque ? Ces pages sombres, dans ce roman tragique, peut-on dire qu’elles constituent l’annonce et la prémonition de la fin — le crime enfoui de ce châtiment ultime qui dressera le Minotaure aveugle sous le ciel nocturne ?

Paillard, lumineux parfois, goulu et même un peu cannibale quand il veut caresser ses proies amoureuses, les dévorant presque (84), orgiaque avec dignité et bonhomie quand il lève sa coupe de champagne à la ronde au milieu des corps renversés (85), le Minotaure est un amant maladroit, brutal, empêtré, comme si sa greffe de taureau l’emportait trop violemment sur l’homme qu’il traîne. C’est alors une éruption velue et cornue qui s’arrête un moment à genoux au dessus de cette femme qui dort (93) — lui-même on le voit une fois veillé comme un enfant par une belle amoureuse, endormi derrière un rideau à fleurs dans un sommeil de nouveau-né (86). Mais immanquablement il piétine et viole, comme le veut sa terrible nature velue. Alors tout se renverse : on le retrouve brusquement victime, agonisant dans l’arène sous l’estocade d’un jeune justicier, plaint et caressé par les belles, mourant là, son échine recroquevillée (sous l’œil du sculpteur, son double ?) mais bizarrement cette fois beaucoup plus homme que taureau, comme si la métamorphose s’inversait (au point qu’on se demande qui va mourir en lui, toro ou toréro ou les deux emmêlés ?). Déjà dans l’agonie il se redresse humant vers le ciel, implorant les visages — comme le voilà maintenant à tâtons, immense aveugle, Œdipe animal conduit devant la mer par une enfant à colombe ou à bouquet — puisqu’il faut absoluement une victime à cette histoire obscure, laquelle a pu nous sembler heureuse parfois. Mais tout se termine avec de la mort dans l’air et des éclats prophétiques, explosion prémonitoire de « Guernica », dans ces années où déjà s’approche la deuxième tuerie mondiale qui va rejoindre bientôt l’œuvre et déchirer la Terre.

Marie-Thérèse Walter

Dans la civilisation Picasso, il y aura des époques bleues, roses, cubistes etc. archaïques ou suavement décadentes. Pour les archéologues picassiens de l’avenir imaginés drôlement par Claude Roy, la chronologie s’embrouille et peut même s’inverser : le rose et le bleu semblent plutôt naître d’une fatigue savante après les jaillissements héroïques de la Haute Époque. « On met du temps à naître et à devenir jeune » dit Picasso. Mais il y aura aussi des époques éclairées par en-dessous, illuminées de femmes, dans ce journal violemment autobiogrophique. C’est ici qu’apparaît le Picasso Minotaure qui adore et dévore les êtres dont il nourrit sa vie et son œuvre. L’amour a toujours la forme d’une peau de chagrin pour Picasso. La dévoration dure cinq ans environ. Des enfants peuvent naître. Mais un style arraché à la substance d’une vie viendra aussi au monde. « Il faut viser violemment la ressemblance pour arriver au signe » dit-il encore. Comme la « ballade des Dames du Temps jadis », cette œuvre pourrait se décliner toute entière en litanie de prénoms lumineux. Il y aurait Fernande la belle Olive et Olga la tsarine, Dora la sombre pleureuse, Marie-Thérèse au bois dormant… cette liane enroulée, cette arabesque ronronnante de volupté du temps de Boisgeloup, c’est elle, qui fait irruption comme un entrelac baroque, presque toujours lovée en dormeuse irradiant sa jeune blondeur, la plus matissienne de toutes les héroïnes de Picasso. Les grandes têtes de plâtre cru de la civilisation sumérienne de Boisgeloup lui doivent tout : c’est son « signe », écorcé, sa ressemblance brûlée jusqu’à la racine d’elle-même (comme le bronze miraculeux du square Saint-Germain-des-Prés ressuscite pour toujours Dora Maar dans la chanson des rues). Marie-Thérèse Walter (ce nom seul nous emplit d’une bouffée de musique claire) illumine de blonde sensualité les planches de la « Suite Vollard » consacrées au « Sculpteur ».

Voici le témoignage de Brassaï, dans l’hiver 43, débarquant à Boisgeloup pour photographier le peuple encore inconnu des sculptures de Picasso : « Je fus surpris par la rondeur de toutes ces formes ». C’est qu’une nouvelle femme était entrée dans la vie de Picasso : Marie-Thérèse Walter. Il l’avait rencontrée, par hasard, rue La Boétie, et peinte pour la première fois, juste un an plus tôt, le 16 décembre 1931, dans le Fauteuil Rouge. Sa jeunesse, sa gaieté, son rire, sa nature enjouée l’avait séduit. Il aimait la blondeur de ses cheveux, son teint lumineux, son corps sculptural… Depuis ce jour, toute sa peinture commença à onduler. À aucun moment de sa vie, sa peinture ne devint aussi ondoyante, toute en courbes sinueuses, les bras enroulés, les cheveux en volutes… La plupart des statues que j’avais devant moi portaient l’empreinte de ce new look, à commencer par le grand buste de Marie-Thérèse penchée en avant, la tête presque classique, avec la ligne droite du front reliant sans brisure celle du nez, ligne qui venait envahir toute son œuvre. Dans la série « Atelier de Sculpteur » que Picasso était en train de graver pour Vollard — il m’en avait montré quelques épreuves rue La Boétie : tête-à-tête silencieux entre l’artiste et son modèle, chargé de sensualité et de jouissance charnelle — figuraient aussi, en arrière-plan, des têtes monumentales presque sphériques. Elles n’étaient donc pas imaginaires ! Ma surprise fut grande de les retrouver ici en chair et en os, je veux dire en ronde-bosse, tout en courbes, le nez de plus en plus proéminent, les yeux en boule, ressemblant à quelque déesse barbare…

Pourtant ce n’est pas au Flore, mais aux Deux-Magots, qu’il fit, un jour d’automne 1935, la connaissance de Dora Maar au même moment où Marie-Thérèse Walter lui donna une fille, Maya… »

Ainsi est condamné à vivre le Minotaure. Mais il en meurt aussi parfois, ou il devient aveugle, conduit par cette petite fille sur les mains de laquelle explose une colombe, double lumière avec le visage de Marie-Thérèse Walter éclairant la nuit brasilliante…

Le Père Ambroise dit Vollard
(1867–1939)

Ce fils de notaire né à la Réunion, prénommé Ambroise (et donc doué de toute la nonchalance des Îles) fut inscrit en Droit à Montpellier il y a environ cent ans. Tout le monde connaît cette tête de gros chat qui fait mine de dormir chaque fois qu’il vaut mieux entendre, (ou ne pas entendre), ce paysan matois, l’air tragique et malheureux, ce maquignon roublardement audacieux qui entrera dans l’Histoire comme révélateur de Cézanne surtout, lequel l’a peint dans un combat épique de cent séances de pose… Vollard flairera et soutiendra aussi Renoir, Degas, Rouault, Bonnard… Picasso entre en contact avec lui très tôt, dès 1901, à 20 ans. En 43, il confiera à Brassai : « Quand j’étais jeune et dans le besoin, il m’a exploité… un jour il a mis la main sur une trentaine de mes toiles et les a emportées pour deux mille francs… Et plus tard, il m’a payé mille francs mes plus beaux dessins… »

Il suivra surtout, comme marchand, le Picasso des époques bleues et roses. Après le coup d’État cubiste, il n’accompagne plus, s’éloigne un peu, laisse prendre le relais à Daniel-Henry Kahnweiler. Le portrait cubiste de Vollard par Picasso en 1910 est comme un adieu.

Pourtant leurs relations ne cesseront jamais, renouvelées surtout à l’occasion d’une activité moins connue de Vollard, mais digne d’être célèbrée comme l’une des plus importantes, son activité de régénérateur de la gravure. Il se fait éditeur, provoquant les plus grands artistes du temps (qui ne sont pas forcément des graveurs de métier) à faire des livres, la gravure cessant d’être vignette illustrative pour entrer en corps-à-corps avec le texte, lutte avec l’Ange d’où elle sort grandie. On doit à Vollard le premier livre moderne illustré de notre siècle, le merveilleux « Parallèlement » de Paul Verlaine illustré par Bonnard, suivi de « l’Almanach du Père Ubu » et de « Daphnis et Chloé ». Également le « Miserere » de Rouault. « Les Âmes mortes », les « Fables de la Fontaine » et « Ia Bible » de Chagall, entre autres. Lorsqu’il meurt en 1939, des suites d’un accident d’automobile, Vollard laisse vingt-quatre projets de livres en chantier, déjà fort avancés…

Avec Picasso, la collaboration est glorieuse. Elle comprend : « Les Saltimbanques » (quinze eaux-fortes de l’époque bleue et rose, publiées en 1913) « Le Chef d’œuvre inconnu » de Balzac, 1931. « L ‘Histoire naturelle » de Buffon (trente et une eaux fortes à l’aquatinte). « Hélène chez Archimède » d’André Suarès (vingt et un bois gravés d’après les dessins de Picasso) et cette « Suite Vollard », cent planches sans texte, festin royal de la gravure, roman écrit en pur langage d’eau forte, de pointe sèche et d’aquatinte, où se lèvent quelques pages mystérieuses, inoubliables, parmi les plus fascinantes de cette main, de cet « œil de lumière et de nuit » que salue Reverdy.

Les trois portraits de Vollard qui bouclent cette « Suite », l’empoignent jusqu’au trognon du mystère. Les deux aquatintes bourdonnent comme des ruches de lumière, doucement l’enveloppent, le caressent. L’eau forte à la pointe le dénude, le désosse, le prend à la gorge, « l’écrit » jusqu’à la lumière en sourdine des yeux, d’une griffe bondissante qui lacère la bouche amère d’un coup, toute la vie au vol, comme Rembrandt… présent lui aussi dans cette « Suite », salué et honoré humoristiquement comme Dieu le Père en fourrure de Bible, le Roi des velours nocturnes, bouclé jusqu’aux yeux comme un bison, les mains en racines de tortue vissées autour d’un verre, matelot retour d’Orient attablé au zinc avec son double tout neuf… le jeune mousse apprenti Picasso peut- être… qui trinque avec « l’ancien », le fabuleux tatoué (12).

« Rembrandt, son œil d’éléphant »
23, rue de La Boétie
6 février 1934

Picasso : « Imaginez-vous que j’ai fait un portrait de Rembrandt. C’est encore cette histoire de vernis qui saute. J’avais une planche à qui cet accident est arrivé. Je me suis dit : elle est abîmée, je vais faire n’importe quoi dessus. J’ai commencé à griffonner. C’est devenu Rembrandt. Ça a commencé à me plaire et j’ai continué. J’en ai même fait un autre ensuite, avec son turban, ses fourrures, et son œil, son œil d’éléphant, vous savez bien. Je suis en train de continuer cette planche pour avoir des noirs comme lui : ça ne s’obtient pas en une seule fois. »

Extrait de « huit entretiens » avec Picasso
par Daniel Henry Kahnweiler.

« La Gourmandise gravée,
le sorcier Picasso
vous met l’eau-forte
à la bouche… »

L’eau forte consiste à enduire d’un film de résine un cuivre sur lequel on peut dessiner librement avec toute pointe (même une plume Sergent-major, une aiguille, un clou). Picasso entre comme chez lui dans ce miracle, cette provocation (plus forte que sur n’importe quel papier) à la décision et au risque : « Le trait ne vit pas d’une lumière imitée, il invente au contraire, il crée sa propre lumière… ». L’andalou, l’arabe arabesquant jubile, entrelace, avec une grâce, une autorité de claveciniste… L’eau forte opèrera par morsure d’acide dans la chair du cuivre ainsi griffée, dénudée — sillon où le papier amoureux s’enfoncera sous la Presse pour boire l’encre engorgée. Plus ou moins mordu, le trait d’eau forte peut aller du rêve d’effleurement au labour défoncé comme une plaie, vraie cicatrice de meurtre. Picasso, pour affirmer des lignes de force dans les volutes de la série radieuse du « Sculpteur », remord, recreuse d’un trait directement arraché dans le cuivre à la pointe sèche, soc qui laboure à même la plaque en levant le copeau qu’on appelle « barbe », qu’on peut ôter au grattoir ou conserver : gorgé de noir à l’encrage, ce sillon non « ébarbé »fera un riche velours au trait tout fumant. Le secret des plus beaux velours de Rembrandt se cache tout entier dans ce travail de pointe sèche réattaquant la chair du cuivre en direct. Picasso s’enchante de rivaliser avec ces noirs hantés et merveilleux qui ne « s’obtiennent pas en une seule fois ». Vollard a pris soin de mettre à la disposition de « ses » artistes les plus grands virtuoses de la gravure du temps, afin de les aider à surmonter et à résoudre les difficultés purement techniques. Pour l’eau-forte et l’aquatinte, l’imprimeur taille-doucier sera d’abord Louis Fort, à qui succèdera Roger Lacourière. C’est lui qui initie Picasso à l’aquatinte au sucre. Cuisine alchimique que le sorcier s’incorpore aussitôt en musicien fabuleux, tirant des effets de lavis grainé et crépitant, ombre grillonnante de lune sacrificielle, venin de lumière hantée, pour ce faune shakespearien de la nuit d’été — fumée de sorcellerie dansante autour des « trois porteurs de masque » — enfin, compacte nuit pourpre d’apparition dans la tragique marche du « Minotaure aveugle », nuit bleue autour de la bougie nocturne du petit gars mystérieux qui veille le corps de cette femme appétissante comme du pain blond dans le four. Car les noirs vivants de Picasso sont intensément colorés, ils n’inventent pas seulement leur lumière, mais aussi leur couleur, rayonnement magique.

Mais la rage le prend, qu’aucun papier au monde ne pourrait supporter. La pointe sèche peut tout, même le crime. Dans les « Viols », qu’il exécute comme contrepoint aux « Ateliers », il arrache, dépèce, lacère, « sculpte » véritablement. Le trait dérape, mord le volume, le carre, l’équarrit. L’aquatinte invente une peau grise de pierre blessée, bloc d’ecchymoses et de corps emmêlés où les visages foncent arrachés comme dans « Guernica ».

Seul le burinn’aura pas été utilisé ici (ni ailleurs je crois) labour sage, infini, pointilleux, nordique, le Dieu Dürer au bout de son Cercle arctique, lumière boréale. Picasso a besoin des moyens du peintre, gourmandise gravée « qui vous met l’eau-forte à la bouche », comme disait cet autre roi du blanc et du noir, aquafortiste sans cesse tenté : Hugo.

La « Minotauromachie » du Musée Picasso fait éclater le sang des noirs, travail de monotype encré directement à la paume. Nuit tranchée dans le trésor de ses pulpes polychromes.

Le Minotaure

Cette greffe de taureau et d’homme est l’une des inventions les plus troubles du bestiaire fabuleux des Grecs. Le Centaure, greffe de cheval et d’homme, est une force claire et maîtrisée, puisque c’est l’homme qui tient la tête, « capitaine » de ce grand corps fougueux. Le Minotaure (fils d’un taureau blanc — est-ce Jupiter, qui aime ce déguisement ? — et de Pasiphaé) a beau être homme par le bas (sexe compris), ses désirs et son cœur viennent d’ailleurs : il commande à la part d’homme en lui par tout ce chef velu et cornu. Cruel puisqu’il dévore régulièrement au fond du labyrinthe son tribut de jeunes gens et jeunes filles (comment fait-il, lui herbivore ?) — il est mystérieusement le plus désirable des monstres, celui qui hante l’effroi des rêves aux confins brûlants du désir, le Séducteur, le Don Juan bouclé jusqu’au torse. Picasso le mélange à son Espagne natale, le retrempe au sang des arènes, se l’incorpore comme un mythe personnel. Il en joue subtilement : parfois il est doux, bon enfant, presque le seul digne au milieu des orgies -d’autre fois il se rue, dépèce, viole. Qui est l’homme alors ? Qui est le taureau ? Enfin, celui qui meurt dans l’arène, celui qui hurle titubant les yeux crevés, est-ce l’homme victime, est-ce l’innocente bête meurtrière ? Picasso fait proliférer le mythe : il lui ajoute pour toujours un épisode sublime, il complète la biographie du Minotaure avec cette fin d’aveugle guidé par un enfant.

Le « Minotaure » est aussi une revue fondée par Skira et Tériade en 1933, pour laquelle Picasso fit la couverture-montage, en tête du premier numéro, dans lequel André Breton parle magnifiquement, en style de cartésien épiscopal et somptueux, de « Picasso dans son élément ». Son texte est illustré par des photos de Brassaï.

Chronologie des thèmes
— Une suite sans suite,
chaos ou unité ?

L’aventure dure sept ans, de 1930 à 1937. Avec des temps morts (jamais tout à fait morts pour Picasso, mûrissants dans l’ombre plutôt), avec des accélérations, des crises d’éruption créatrices, comme ces quarante planches gravées de mars à mai 33 pour l’« Atelier du Sculpteur », parfois quatre cuivres dans un même jour, et toujours la date inscrite, en chiffres romains, si bien faits pour l’outil, avec aussi souvent le lieu : Boisgeloup ou Paris. Écrits à l’endroit sur la plaque, donc inversés à l’impression comme un grimoire mystérieux. Fanatique de la date, du lieu, parfois même de l’heure, le moment vivant arraché au temps, il le tatoue dans la chair de l’œuvre. « Pourquoi croyez-vous que je date ce que je fais ? C’est qu’il ne suffit pas de connaître les œuvres d’un artiste. Il faut savoir quand il les faisait, pourquoi, comment, dans quelle circonstance… ». Parfois des gravures s’appellent mutuellement à l’existence, comme celles du 21 mars 33, trois eaux-fortes au trait de la série du « Sculpteur » (43 à 45) même scénario, même lumière, avec plus ou moins de recul. Simples variations. Mais parfois au contraire, dans un même jour, il y a rupture de deux mondes, antithèse absolue, vertige : ainsi le 25 mars 33 (46 et 47) la première eau-forte épure les trois précédentes faites dans la même foulée le 21, elle les accomplit avec une évidence sublime et bouleversante : c’est ce jeune Pygmalion amoureux de sa sculpture. Brusquement Picasso casse le trait, repart à zéro sur le cuivre suivant, dans un dessin rude, anti-virtuose, presque magdalénien — comme si tout le monde était brusquement et magiquement « sculpté », même le modèle et le sculpteur, comme si l’Art avait même le pouvoir de retailler le vivant. On a vu que ce va-et-vient troublant entre l’Art et la Vie est l’une des pulsations magique de cette « Suite ». Du moins pour « l’Atelier du Sculpteur » qui compte quarante-six planches, car le reste avance en formation éclatée : vingt-sept gravures dites « libres », de 1930 à 1936 (sans thème privilégié), quarante-six « L’Atelier du Sculpteur », de 1933 à 1934, cinq « Viols », 1933, onze « Minotaure », mai-juin 1933, quatre « Rembrandt », juillet 1934, quatre « Minotaure aveugle », septembre-octobre 1934, trois « Vollard », 1937, total : cent .

Cette comptabilité additive, ce dépeçage chronologique par thèmes, sont sans doute utiles pour une analyse répertoriée, mais risquent de fausser dangereusement la saisie quasi biologique de l’ensemble, évidente et éclatante quand on parcourt cette « Suite » d’une seule traite ou quand on la voit déployée en son entier. Alors nous saisit un drame unique, journal intime accroché souterrainement à la vie même de Picasso. Les thèmes circulent entre eux, s’équilibrent, se répondent, se préparent intérieurement, comme une narration héroïque qui s’achève brusquement en Tragédie. L’air du temps, dans cette époque qui avance à toute allure vers la deuxième tuerie terrestre (les années mêmes où paraissent « Le Sang noir » et « Le Voyage au bout de la nuit »), imprègne ce roman sans mots, ce récit gravé où la prémonition de « Guernica » explose en germe, plusieurs fois, comme s’il valait mieux finir aveugle comme le Minotaure, moins pour ne pas voir ce qui a été, que par terreur de ce qui arrive du fond de l’horizon, inéluctablement. La grande « Minotauromachie » de 1935 rassemblera beaucoup de thèmes essayés dans cette « Suite » : le monstre, l’énorme nuit, le cheval massacré, l’homme barbu qui fuit — et cette petite pensionnaire du jeudi (Marie-Thérèse Walter ?) qui tient tête à la nuit avec la si fragile lumière d’une bougie.