Matisse

ou la violence du Paradis

Chaque jour de plus en plus — si forts soient les coups reçus depuis l’aube aux nouvelles de la Terre et dans nos vies — me soulève un vieux cri : tu sors et c’est le paradis ! Tout de suite. Urgent. Malgré tout. Quand même. Dedans. Et autour. Ce goût. Cette folie. Au plus noir, miracle pour les yeux. Pas un jour sans une miette, une rafale, une visite de lumière. Et nous : le dire, le vivre, le peindre, le dessiner, le bégayer, le chanter, le danser. Ou crever. Nuls. Opaques. Indignes de la lumière qui nous nourrit. Complices de la tuerie.

Pour moi, depuis vingt ans, l’Orient commence ici, à nos pieds. Au ras de nos cœurs. Dans l’éblouissement de chaque journée. Matisse, qui parlait toujours un cran au dessous, empoignant son émotion comme un cheval, disait : « dans l’extase des nuits et des jours… » Pas rien l’extase ! Surtout pour un païen fervent, et pratiquant ! Mais il aimait Greco, qui « met de l’âme jusque dans les pattes du cheval ». L’extase donc, pour cette lumière de Nice qui arrête Matisse à 48 ans et le garde toute sa vie ébloui.

Bien sûr, sans l’illumination intérieure, sans la lumière de derrière les yeux en plein coeur, la Baie des Anges tourne vite à la Baie des Cochons. Car le paradis n’est pas la mollesse, ni un jardin fermé, mais la violence de l’adoration. Pas la jouissance courte, finie à la peau, mais la volupté qui embrasse tout et offre. Et œuvre. La volupté de la lumière nue comme un corps.

Dans une fleur, un visage, un fruit, une femme, un arbre, la mer, l’espace — c’est la lumière dont Matisse toute sa vie capte à chaque fois la naissance, l’irradiation, l’inondation. Même fauve ce n’est pas le coup de gueule qu’il cherche, la couleur hurlée crue comme beaucoup, mais déjà, comme dans les blocs de la fin découpés à même le ciel et la mer, c’est la lumière qu’il veut en plein bond.

Deux guerres mondiales lui rouleront dessus. À 70 ans, éventration, corset de fer (opéré d’un cancer en pleine guerre) il ressuscite. Insomniaque, travaille, « bricole » comme il dit, jusque dans son lit. Ainsi naîtra son fabuleux Jazz. Œuvre nocturne de lumière. Surtout ne pas rater sa vieillesse. Il en fait, lui, à contre-souffrance, à contre-mort, à contre-tuerie, à contre-massacre, le couronnement d’une jubilation. Ni Guernica, ni Miserere, mais la violence du paradis !

Nous en sommes là, pris à la gorge aujourd’hui. Ce cri tagué sur les murs d’une des nombreuses villes en décombres partout : « Y a-t-il une vie avant la mort ? ».

Rien à répondre. Rien. En mourir. Ou augmenter cette lumière non tuée. Cette peau des yeux à vivre et à peindre. L’urgence. La violence du paradis chaque jour.

Loin du rouge matissien

Ce Matisse nôtre, venu en visite récemment — que nous connaissons si peu, à peine. En chair je veux dire. En lumière directe. Nos corps devant le corps de ses oeuvres. Ses victoires sont parties loin, presque toutes. Plein les Amériques. Plein les Russies. Au nord aussi. Et nous ici, quelques lambeaux. Beaucoup comme moi rêvaient, des fois depuis 20, 30 ans — du rouge de l’atelier rouge ! Ah jusque dans la gorge la couleur de l’espace ! Mais quel rouge ? Cinquante reproductions vous bafouillent cinquante rouges, tous différents. Tous faux.

Le vrai rouge je l’ai enfin vécu en pleine foule de Paris, à contre-foule — le miracle explosé, la radiation unique insaisissable bien sûr, imprenable en photo. Devinez ce que c’est ? Une terre, ce rouge ! Oui, une terre ! Un ocre rouge de Venise en flottement léger, en incandescence de braise aérienne. Un ocre cru vénitien qui irradie et rougeoie plus profond que tous les cadmiums ou vermillons. Un rouge magique d’invasion comme il sait faire lui seul. Rouge matissien comme il y a vert Véronèse. Rouge Mille et une nuits. L’Orient dans la peau.

Couleur paradisiaque comme à Tanger autour de la petite Zorah il fera flotter un émeraude turquoise à vous mettre l’espace et Zorah tout entière en lévitation, dans une rosée de lumière toute fraîche. Les deux babouches posées dans l’air à la nage comme des poissons…

Cordoue devenue coccinelle

Cette couleur-lumière, à 80 ans, il la prend à bras-le-corps dans cette chapelle de Vence qu’il a faite avec la même émotion (il le dit) que s’il dessinait une femme nue. Il faut aller voir ce mihrâb. Cordoue devenue coccinelle au ras d’un ravin. Un sacré précipice ouvre par la droite l’espace au flanc jusqu’à la mer. Et là-haut, jaillit soudain l’énergie d’une montagne très rude où la lumière aujourd’hui, septembre 1993, descend s’appuyer en tourbillons. Toutes ces petites villas cachant leur paradis derrière des lunettes de soleil n’arrivent pas à casser la grande vague tellurique de la mer au ciel

D’un seul coup la voilà, simple maison parmi les autres, en plus humble, grange à dieu, mais jaillissante, verticale et signalée d’un bond par cette flèche — vrai clocher qui s’enroule en liane à la lumière. La chance d’une vraie fête quand j’arrive : car les nuages s’entr’ouvrant, la lumière brusquement libérée explose, jeune, joyeuse, aimantée par ce tendre paratonnerre où elle tombe jouer, foudre heureuse. La puissance et l’élan de ce dessin de fer forgé dressé vivant en plein ciel. Grand geste végétal qui s’empare aujourd’hui de la lumière comme une main — exactement comme sa puissante main saisissait dans ses volières un pigeon frisé milanais pour le dessiner, écumant.

Et puis j’entre. Foule hissée jusque-là en petit train bariolé, toute caquetante. Une grande Soeur moinesse énergique en civil tente un peu de calmer ce foirail, faire un peu respecter le lieu, nom de Dieu ! Il me faudra, têtu, m’enrocher sous le courant, manger des miettes, attendre bien une heure ou deux la décrue, pour entrer vraiment dans le corps du miracle. Pour sentir combien ici, à la lumière vivante il cède la place. Lui ouvrant la route. La mettant en confiance pour que d’elle-même, par une sorte d’allégresse, elle nous enveloppe de gloire pourpre, sentie.

Car le rouge de l’atelier rouge (peint à 40 ans de là) on le respire ici tout entier dans l’air. Sans une goutte de rouge dans la chair des vitraux, à partir de couleurs d’algues et de fonds marins, Matisse embrase la lumière, il invente, par contrastes et reflets, des roses et des pourpres qui n’y sont pas — et qui y sont ! Ne posant que du vert, du bleu, du jaune — il laisse à la lumière l’initiative du rouge.

Chaque goutte de l’espace devient intensément active. Chaque atome du lieu ici je le sens a été voulu, réglé, rêvé, travaillé — pour cette incarnation de la lumière. Pour être livré à sa foison, sa limpidité, son parfum.

Lumière follement spacieuse ;

Lumière qui est l’énergie, le battement d’ailes, l’explosion de l’espace en ce lieu ;

Lumière vivante qui déserte le brouhaha, s’enfuit, et laisse alors le lieu et nous-mêmes en lambeaux.

La Porte aux pommiers

J’aurais aimé sortir par une petite porte dans un coin. Vraiment une petite porte pour un débarras, un genre placard à balais, poulailler pour les épluchures. La soeur me dit que c’est pour confesse ! Dessiné par Matisse en personne. Une petite porte enfantine en peau de verger, treillis libre tressé pour les mille grimpettes d’un liseron, une porte qui sent le pommier en fleurs, un peu saoule. On dirait la porte mille fois réparée — la porte de derrière du paradis quand on revient par les champs. Quand j’approche, à travers, une bouffée d’arbres roses. Vrai !