Han dêh !

Prologue à l'exposition Napalm 59, série de grands lavis, qui eut lieu dans la galerie montpelliéraine de Michel Fressoz :

« L’expérience brûlante de l’Algérie (vingt-huit mois de notre vie) a d’abord été pour moi, comme pour presque tous les jeunes hommes de ma génération, tue, cachée, comme enterrée vivante au retour. Simplement pour continuer à vivre sans devenir fou.

« C’est seulement vers les années quatre-vingt (vingt ans après la déchirure) que tout pour moi, poursuivant son travail souterrain, a explosé. J’ai ramassé et écrit ce morceau de vie en vrac – comme on va crier au loin tout seul dans la campagne. Un cri à vous déraciner la gorge. Un cri pour personne. Un cri encore une fois muré et muet. Dans ce cri écrasé de toute une génération, il y avait aussi à taire, pour les Français, quelque chose qu’on ne voulait pas, qu’on ne pouvait pas voir ni nommer…

« J’ai donc réenterré et réenfoui ce morceau tout sanglant collé à moi comme une chose obscène qui semblait ne concerner personne, qu’il valait mieux camoufler, affaire classée, fini ! De la mémoire à vif, comme un paquet qu’on jette à la déchetterie, écrasé sous les bulldozers de l’Histoire.

« Vingt ans encore ont passé. Ce sont les encres en flammes, les corps cramés au napalm, entrevus par Michel Fressoz dans la cuve où toutes ces œuvres dormaient, sans yeux, englouties pour toujours, qui ont réveillé, rappelé à la lumière et à la vie ces textes que je ne voulais plus voir. Cette expérience faisait brasier dans mes yeux, au fond de tout ce que je faisais, dans tout ce que j’entendais vivre en Algérie. Les élans et les réussites au début m’avaient enthousiasmé et brusquement, le lent suicide, l’autodestruction me déchiraient comme une malédiction. Ceux que j’avais vus brûler dans une vision qui hante mes nuits de plus en plus fort – et que je rejoins actuellement par la souffrance – étaient morts en cendres pour rien. »

3 mai 2004.



Extraits

Premier Napalm

« Après quelques piqués de petits avions rageurs en tournoi de moustiques, la montagne devant nous se secoue tout entière, explose de fluides vermillon, dans des saccades de rage surnaturelle, bondissements de bête frappée à mort. Cette masse vert olive devenait viande et plaies ouvertes jusqu’à l’ossement noir, qui trouait de plus en plus la grande membrane veinée d’or liquide, immense squelette strident, radiographié. À pleines griffes et crêtes, l’iguane fondu en cascade se dévorait tout seul, agonie tordue sous ses cendres, éteignant le soleil sous des flammèches noircies. La chaleur, la fumée jusqu’au ciel, d’un seul coup rabattue, venaient planter sur nos yeux des torches de résine crépitante. Du sang me cognait la gorge. »

« Les grands arbres mourants s’enchevêtraient en barricades et bûchers, que les chars défonçaient pour avancer, éclatant des monceaux de poutres mortes qui nous zébraient de noir au passage. Chaque seconde, braises sur mes yeux, allaient surgir des moignons d’hommes, petits sacs tassés de ténèbres aveuglantes, bloqués en cris, dressant leurs mains de racines carbonisées. »

Le Torturé

« Rien que l’Arabe je voyais, son gris de mort posé sur tout comme un linceul. Sa face contre terre, trois jours et trois nuits, contre ce coin de planète imprimé dans sa joue, au ras de son œil halluciné, son dos secoué de saccades et de hoquets : l’estomac qui se dévore lui-même, ou les spasmes du corps qui explose, ou déjà les éruptions de l’agonie en tressautements fous ! Les yeux collés à sa terre, visionnairement il la creusait, s’allongeant en elle sous les pierres, la gorge ouverte jusqu’aux oreilles — s’il parlait ! Ou bien — muet —, grelottant de supplice et poignardé de froid, il s’enfonçait coulant à pic, avec un morceau de la lune en travers des omoplates.

« En trois nuits, tout seul, en haut du supplice, sans geindre une seule fois. Beaucoup d’entre nous en seraient morts déjà. Comment pouvoir encore regarder des gosses arabes en face ? »

Bourlingue chez les morts

« À force de secouer les ombres et retourner les poches du vent, à force de sonder les puits abandonnés, on glissait de plus en plus loin entre des haies de silence abrupt. »

« Et nous-mêmes, pour être là, c’est que nous étions morts sûrement, tout à l’heure, en embuscade — tués dans le dos par la lune ? Dissous de fatigue ? Sans avoir senti le passage. C’était peut-être ça la mort, cette ronde de nuit sans fin dans la misère des choses. Cette fatigue, ce chagrin ? »

Crampel,
souvenir de la maison
des morts

« Dans le noir, revivaient très grandes au-dessus de moi ces faces muettes, nomades que j’avais vus accroupis sans un mot, leurs yeux de braises errantes et cette fierté brûlée vive avant la torture. Des grands tourbillons de brume arrivaient comme si la Nuit nomade, arrachant ses gazes et ses écharpes, se mettait toute nue dans les ergs, sous ses bijoux obscurs. Je m’arc-boutais debout pour ne pas crouler, j’avais peur du désert, plus louche sous ses brouillards que toute une marée en furie. Les sentinelles tombaient, généralement égorgées au couteau, sans bruit. Le char, sous sa bâche battante, évaporait du noir tout seul, escaladé d’ombres hantées. Les gars m’avaient surtout recommandé de ne pas flancher au plus dense de la nuit : l’ennemi rampait, mais du dedans : un de nos juteux boches glissait jusqu’au pauvre mec vanné endormi, retirait très doucement la culasse de son fusil. Quand le gars en sursaut tâtait son arme, il savait : un mois de Légion, ferme ! Très soigné. On ressortait de là presque muets, pour toujours. »

Napalm

« Des milliers de lance-flammes entrecroisaient leurs haleines de dragons. Chaque fellagha, un bond immense — comme si on pouvait bondir sa vie, d’un coup —, une dilatation d’arbre hurlant son alcool, et la boule de soleil frappée au ventre roulait en crapaud ramasser ses tripes cendreuses : restait une souche d’homme, brute, un trognon charbonneux, en lave de sang cloqué. Gencives rouges de cris sans lèvres, le nez en trou. On entrait à pleins chars au fond de cet enfer. Les momies de ténèbres fumaient encore. Vêtements volatilisés par le feu. Tout nus, noirs, la touffe de poils de la tête rasée, en cendre, comme l’herbe du sexe. Des insurrections de poings carbonisés, morts tout brandis. Des Lazares de naphte dressés. Tout un charnier debout à travers des barricades de braises, croulantes d’arbres morts, un pied tout seul, jailli parfois avec une unique sandale encore accrochée qui fumait. Apparition si folle que tous les enfers inventés fondent en rose littérature à côté. Nos mémoires tatouées au fer rouge, scarifiées au napalm, ont peut-être perdu pour toujours l’innocence.

« […]

« Dans cette forêt crématoire, par chance, le vent s’était couché. Plus un souffle ! Au fond de l’asthme brûlant, sur la sueur qui brouillait nos yeux, arrivaient des charrois d’odeurs poisseuses : résine, terre cuite, fourmis brûlées. Affreusement, au milieu, se dressait l’odeur hallucinante de chair d’homme. Les harkis n’avaient cette fois plus rien à plumer. Plus loin, échappés au feu, cisaillés à la mitrailleuse, un chahut de corps allongés comme une émeute de cadavres avaient les poches retournées, les yeux fixes, les dents violemment serrées. Morts de rage, en plein bond ? »

« On ne meurt pas d’un seul coup. On met beaucoup de temps à mourir. Souvent même, on commence tôt. Tout petits. Par brèches et coups meurtriers. De chagrin. De honte. De désespoir. De tristesse. D’abandon. On descend d’un cran à chaque coup. Et quand le cœur est tellement échancré de misère qu’il en devient tout transparent, alors on peut mourir d’un simple regard, d’un souffle, d’une absence, d’un crachat. Je suis mort en Algérie, ce jour-là. Comme beaucoup. Mais ne jouons pas : je suis encore là pour le dire. Que cette mort ne passe pas. Ne s’use pas. Qu’elle meurt toujours en moi. »

Tour sarrasine

« Pendant qu’ils dormaient encore le lendemain, j’ai glissé tapinois dans l’aube furtive, embarqué avec le vaguemestre pour Bel-Abbès. Invisible, sur la pointe des pieds, sans bruit, comme on mourra. Sans déranger la civilisation.

« Je les croyais devant moi, au fond d’un temps guéri, un soir, à Rivesaltes ou Saint-Jean-Brévelay. Ils y sont toujours, comme ceux qu’on n’ose jamais revoir, après trop de temps, tellement loin, tellement honte. Se taire, enfouir, ne plus jamais parler. Des centaines de mille de ces faux amnésiques pleins de cris écrasés, la mémoire tatouée de cicatrices, toujours hurlantes, vingt ans après ! À 40 ans, la mémoire fracturée crève, explose, lacérée, crevassée de longs tremblements de terre. Chacun dans son coin essaye de consoler les fantômes. Aux premiers poils blancs, le temps prend feu. La honte, même enterrée profond, pas moyen d’en faire sagement de l’humus à fleurettes. Si on veut vivre, il faut cracher, évacuer un jour tout le pourri, seul, longues nuits, haleter, soulevé, hurler, hurler pendant que s’en vont à la dérive les morceaux… lambeaux de vie qu’on ne recoudra jamais. »