Fabre

Microcosmonaute !

Pour un garriguier languedocien, dénicheur de mystères, le gros Livre de Fabre en musette s’est farci d’herbes et de bêtes, tatoué, parfumé, érodé, bouclé. On dirait que la garrigue elle-même l’a lu et approuvé. Qu’il en fait désormais partie. Oublié parfois au loin, livre à lièvre, un peu brouté, carrément perdu, retrouvé, rescapé des nuits et des averses. Trempé. Comme une lame, un caractère, une soupe ! Oui. C’est un livre qui lit. Écarte les herbes, et se met à regarder à même. À genoux. À quatre pattes. Couché à plat ventre. Le nez dans les miracles. Le paradis sous les pieds.

Quatre-vingt-douze ans Fabre ! Une illumination d’enfance. Une gourmandise enchantée, jusqu’au dernier souffle. Une ferveur d’exploration têtue pour ce monde minuscule et semi-caché que nous écrasons sans le voir. Que nous entrevoyons un peu, parfois, dans l’enfance. Encore petits. Donc plus près de cette peau de la planète où grouillent des habitants lilliputiens, nos fabuleux contemporains d’en bas.

Ce génie de la terre à travers ces petits êtres prodigieusement organisés, inonde le livre. Lui donne son souffle. Son intensité. Sa féerie. Son goût de roman picaresque, de plus en plus initiatique et poignant vers la fin. Sa force de miracles vus. Vécus. Surpris. Mérités. Des mondes de patience, coeur battant, des embuscades par tous les temps pour avoir droit, parfois, vertigineuse chance, à assister à des secrets. À des drames. Pour être admis à des naissances. Initiés à des mystères encore avant lui jamais vus ! Introduits avec lui (on y est pour de vrai) à des métamorphoses. Des accouplements cannibales. Des meurtres. Des travaux harassants. Des tendresses sans bruit. La vie crue. Cruelle. Rusée. Splendide. Follement aimantée par ces deux forces : se nourrir, se reproduire.

*

Une telle horreur des chambres de torture et d’autopsie où l’on charcute les insectes déportés hors de chez eux, que ses morceaux de nature reconstitués à domicile, il les appelle « volières », pour sauver la liberté des ailes. Laboratoire établi dans le thym, plein ciel, là où toutes les forces jouent et se croisent ensemble en conspirant. Le monde en somme. Le tout sous la main dans son Harmas ! Lopin sauvage, foison libre, refuge pour chardons et centaurées, paradis à l’ombre des hallebardes et des piquants entre lesquels les gros gâteaux des fleurs giboyeuses attirent tous les S. D. F. à dards et à ailerons. Un morceau de la planète en pleine force de jubilation. L’orchestre au grand complet. L’écologie comme on dit aujourd’hui. La symphonie accueillie toute entière. Le texte compact et complexe ras bords. Isoler dans tout ça une virgule, un minuscule joyau d’observation devient une magie acrobatique. Suppose une science du terrain, une subtilité d’antennes, une patience et une grâce de renard braconnier. Il a tout ça. Au galop. Mille courses. À la souplesse de corps amoureux. À la gourmandise et à la renardise infatigable d’enfant qui joue. La jeunesse du corps et celle de l’âme ensemble. Comme Cézanne, pas loin, vers le même moment, à plus de soixante ans escaladant à travers les caillasses sa Sainte-Victoire empoignée corps à corps.

Ce qui nous fait battre le coeur aujourd’hui, c’est que ce regardeur du plus fin détail au fond de l’infravie, garde toute la terre autour de lui, le vent sur l’épaule, le soleil, la saison, la campagne, la pluie. On lui voit bien une veste cézanienne de « joueur de cartes », gorgée de la couleur des champs. Et les mots savoureux des pâtres dans la bouche, préférés parfois au charabia savant, pour nommer les bêtes d’un seul coup d’oeil-croquis.

On comprend que les Japonais, ces rois du détail immense, aiment et connaissent Fabre mieux que nous. Le proclament un des plus grands. Une seule fleur, un seul oiseau, un seul insecte devenus bijoux cosmiques.

*

À l’âge où les autres prennent leur retraite, il commence. Cinquante-six ans, enfin libre ! À l’âge où la vie le frappe en plein coeur par deux morts (sa femme et un petit gars qu’il adorait) il ose redemander à la vie de le prendre encore une fois dans ses bras, en épousant à plus de soixante ans une toute jeune fille. À soixante-dix ans, le voilà qui câline des bébés tout neufs. Et court s’allonger des journées entières dans les herbes, contre le corps de la planète, au ras de ses merveilleux martiens terrestres. Avec un peu le génie d’Alice qui parle aux bêtes et se fait grande ou petite comme elles pour mieux les approcher vivantes.

Avec lui, on s’approche. Au ras. Tout près. Au zoom magique. À la ferveur grossissante. Il vit la scène à plein corps. On passe la frontière. On entre sans passeport dans l’au-delà. « Il faut se faire un peu bousier pour changer de fond en comble le langage… » Il le dit. C’est fait. Vous y êtes. Il est de la race des paradisiaques. De ceux qui vous ouvrent la terre. Où vous n’êtes plus. Dont vous vous êtes chassés. Il connaît encore les passages secrets. À vos coeurs. À vos yeux. Éteignez vos cigarettes. Attachez vos ceintures. Atterrissez dans l’herbe en douceur !

*

J’ai vu un fou d’abeilles, qui mimait les abeilles, faisait tous leurs gestes, exécutait leurs danses, s’époussetait les antennes comme elles. Rêvait d’être une abeille. Un jour. Dans une autre vie ? Les enfants riaient et comprenaient. Fabre pareillement prête son corps à tous ses héros. Tient son rôle dans les scènes. Intervient. Leur parle. Les fait parler.

Quand il essayait ses textes encore tout chauds sur quelques rares amis, quand il les lisait lui-même (j’imagine avec l’accent aveyronnais affûté au mistral) je suis sûr qu’il les mimait de tout son corps, battait la mesure interne, ralentissait, freinait, accélérait, selon l’intensité du drame. Et les yeux, et les mains, et les jarrets… et le bec et les ailes… aussi devaient parler, entrant dans la danse.

Il y a des scènes de rire avec les bousiers rusés qui s’entrevolent les bouses. Des numéros à la Charlot. Où il tient son rôle. Quand il a passé des heures parfois avec les mêmes, il ne les regarde plus seulement comme des spécimens de l’espèce, mais vraiment comme des individus. Ce jour-là. Ceux-là. Certains d’après lui « se frottent les yeux ». D’autres « se frottent les joues » ! Il leur prête des doutes, des réflexions, des mots.

On n’est plus dans la fable et pourtant on y est. Les contes magiques du pays d’Alice, cette fois c’est pour de vrai. Terriblement.

Écoutez ces contes. Fermez les yeux. Vous verrez aussitôt tous les êtres devenir grands comme vous. Se dresser sur vous à votre taille. Brusquement, vous êtes dans Microcosmos. Vous perdez votre hauteur de cathédrale ambulante. Voici nos frères bousiers. Nos sœurs libellules et coccinelles. À hauteur d’hommes.

Fabre microcosmonaute, nous y voici enfin ! Oui. En plein coeur. À fond. Le premier scaphandrier des herbes : panoramique, zoom, gros plan, il a tout ! Les auteurs du film bien sûr l’aiment, le revendiquent comme grand-père et saint patron. Ils ont tourné dans sa terre natale, en pleine Aveyron.

Vous me direz qu’il lui manque l’hélicoptère miniature télécommandé, grosse libellule à oeil caméra — eh bien non, ça, il le fait lui-même. Bien obligé. Couché par terre de tout son long à regarder une mouche à la loupe !

À son âge ! Vous imaginez les braves gens de Sérignan devant pareil spectacle : l’asile, non ?

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Son seul outil cinématographique : la caméra-crayon. Le langage, « changé de fond en comble » par une descente dans un corps de bousier. Il faut essayer. Prose claire, sonnée à la provençale. Du français « félibré ». Du précis. Finement, délicieusement précis. L’oeil japonais. Qui voit grand dans les herbes. Prose sans le moindre lard lyrique, pas une miette de graisse molle. Du nerf, du vent, de l’aile, du muscle, de l’allegro. Du clavecin! Ou de la flûte de berger si vous préférez.

Résultat : aujourd’hui, cent ans après, pas une ride ! Nourri à qui ? Aux plus grands conteurs, à la sève même de la langue : Rabelais, La Fontaine. Et pour le cristal, Pascal ! Qui dit mieux ?

Reportage
en direct et roman
initiatique

C’est un voyage de plus de trente ans. Une odyssée enroulée sur place. Une exploration de plus en plus souterraine. Chasse au trésor et au mystère. Un vrai journal de bord. Chaque jour, il enregistre, miettes ou miracles : un herbier d’émotions ! Il « crayonne » même sur le vif, c’est son mot. En plein évènement. Sous la mitraille. Le croquis mordu en pleine vie, sur le motif. Donc un reportage tout cru. Et pourtant, mystérieusement, il appelle l’ensemble réécrit mis en musique : « Souvenirs » !

À vrai dire, il reprend tout, remalaxe la pâte (ses chers bousiers sont un peu ses maîtres, non ?). Il compose, symphoniquement, avec le recul, pour mieux retrouver dans toute sa force, la jaillissante présence. Intense. Incandescente. Il y joint l’épaisseur et la rumeur de son âme chercheuse et continuellement amoureuse, tout ce qui en lui travaille, doute, explore. Toute cette parole battante qu’il se dit à lui-même en regardant vivre ses bêtes, en plein champ. L’oeil précis. Jamais sec. Le détective enchanté. Il admire, il s’horrifie. Parfois il rit. On l’entend. Son rire éclaire toute la campagne. Parfois il tremble d’émotion. De ferveur sacrée. Ou de tendresse, jusqu’aux larmes.

On voit passer ses doutes, ses échecs, ses déconvenues. On est carrément empoigné, associé à la découverte. Pas moyen de se cacher derrière les herbes. Il y a aussi des cris de joie.

Il y a même, au cours de la navigation au large, des bousiers bipèdes rencontrés. « La gent bousière a ses vénérables patriarches. » Il fait carrément des portraits d’hommes de la planète. Il peint Favier, vieux paysan-soldat, « qui a mangé des oursins à Constantinople » et qui maintenant lui donne un coup de main dans ses bourlingues giboyeuses, le défendant magnifiquement contre les moqueurs et les indiscrets. Il le peint en pleine pâte, comme Van Gogh plantant au milieu d’un buisson de barbe, la candeur pervenche des yeux du facteur Roulin. Au même moment. Exactement contemporains. Pas loin du tout : Arles ! Frères de la vie intense et du miracle de la planète.

Il peint aussi le caquet tout vif d’une troupe de petits écoliers moineaux racolés et payés par lui comme rabatteurs de boules de bousiers. Le temps passe. On l’entend passer. Des gens passent. Des lumières. Des printemps. Des ciels. Grand zoom arrière : le présent brûle au loin. Souvenirs !

Et le luxe toujours. Royal. Pas de roman sans luxure : le luxe tellurique. La fantastique ardeur à vivre. Nus. Vêtus. Pour les insectes, c’est pareil. Somptueusement. Regardez : même les vidangeurs de la planète, nos fameux bousiers qui avaient alors chevaux, mulets, troupeaux crottant à qui mieux mieux, festins fumants et copieux partout (aujourd’hui le gaz de voiture ?) nos bousiers donc, distillateurs indispensables de la bouse, regardez-les vêtus comme des vrais rois ! Pas de salopettes en guenille, non ! « l’insecte ne connaît pas nos misères. Dans son monde un terrassier revêt somptueux justaucorps. Un croque-mort se pare d’une triple écharpe aurore. Un bûcheron travaille avec casaque de velours. »

*

« Marmouset de six ans » Fabre, quand il reçoit son coup de foudre. Illumination pour toujours : le grand hanneton des pins ! Sous les yeux, j’en ai un. Tombé sur moi cette année. Interrogé autour, même les anciens, même dans l’enfance, personne ici n’a vu. Jamais. Miracle inoubliable. Je comprends le petit Fabre. Sa vocation. Sa vision hannetonne. Son grand roi moiré. Chevalier de Calatrava tout moucheté par les étoiles. Tagué de poudre de galaxies. Débarqué de l’au-delà pour éclairer la terre. Hanneton sacré. Comme le scarabée. Concentré du génie de la planète. De cette planète, la nôtre, bourrée de miracles à craquer. Que l’on frôle ou écrase sans les voir.

« Ce sont des hommes. Racontez-leur des histoires de rois, d’éléphants, de massacres ! » Ainsi, Kipling hisse et fait claquer les couleurs de son « Livre de la Jungle ». Ce sont des hommes : racontez-leur des histoires de mont Ventoux escaladé en pleine nuit, de scarabées d’or, de prégadious cannibales, de sphex languedociens, de copris espagnols, de géotrupes hypocrites (oui ça existe !), de cigales et de capricornes… des histoires de naissances, de meurtres, de souterrains magiques, d’enfouissements, de résurrections… des histoires horrifiques et réelles de la planète elle-même sous leurs pieds, miracle à bout portant, au bout de leurs nez sans lunettes — ici, au milieu de l’espace galactique, quand ils veulent ! Coups de trompette. Roulements de tambours. Qu’on se le dise ! Voilà le livre de la jungle Fabrienne !

Roman spirale
en route vers la
nuit magique

C’est un roman spirale. Qui revient sur ses traces. Creuse. Repasse. Approfondit. Se heurte. Cogne. Échoue parfois. Découvre, minutieusement. Ou par éclairs. C’est un roman souterrain. Toujours l’oreille collée contre terre, les yeux au ras. Il écoute aux portes, il le dit. Fouille. Déterre. Cambriole jusque dans les poches enfouies, replis et goussets de la terre. « Violation de domicile », il l’avoue. Grottes. Cryptes. Hypogées. Il pharaonise. La terre couve. Cachottière. Mystérieuse. Elle cache dans son ventre ses secrets. Bien sûr, il veut savoir. Cela ne va pas sans effraction.Viol d’intimité. Déportation en milieux reconstitués, incarcération — sans douleur — dans des « appareils ténébreux » qu’il continue d’appeler « volières ». De plus en plus, le saint mystère (il s’en excuse) est traqué en même temps qu’adoré. Le roman pendant trente ans, tourne autour d’un centre aimanté. Autour d’un inconnu qu’aucun homme avant lui n’a pu voir ni éclairer.

Il y a des « chambres d’éclosion » où s’accomplissent des opérations souterraines qui lui échappent. Le mystère a lieu, non seulement dans l’ombre, mais dans la vraie nuit. Totale. Épaisse. Le tout bien enfoui. Caché. Invisible, défendu. Le secret. Le sacré. Oui. Car il s’agit de naissance. Préparatifs ténébreux. L’homme n’a pas à fourrer là-dedans son museau. Les mères bousières un jour descendent au fond d’une crypte par elles creusée et ferment toutes les issues. Huis clos. Personne. Le mâle dehors. Pas de témoins. La Terre seule. Silencieuse. Aveugle. Profonde tout autour. L’acte est grave. Le but même de toute leur vie : Préparer la naissance d’un petit scarabée sacré. Après ça, mourir. Mission accomplie. Vie transmise. Sans l’avoir vue. Tout ça au fond d’une grotte pharaonne où la moindre lumière peut tuer. Cocon de nuit infracassable. Recueillement absolu. Leçon de ténèbres.

Fabre touche au but. Lui, fervent admirateur de Rabelais, il fait aussi une sorte de roman initiatique. Il chemine depuis le début vers un merveilleux secret, concentré final, mot de la fin, message de la Pythie, oracle de la Dive bouteille. Toute sa féerie d’explorations est aimantée.

Il faut toucher. Il faut savoir. Il faut enfin voir ce que l’homme n’a jamais vu.

Nous y sommes : il va enfin entrer en contact avec la graine, une graine du monde. Après trente ans d’explorations à tâtons, de déceptions souvent et d’échecs, il va découvrir le mystère du Scarabée sacré. Il entre dans l’hypogée des naissances. Par une ruse quasi sacrilège, il voit dans la nuit brusquement illuminée par trois fois ce qu’on ne doit pas voir sans le tuer : il voit vivant le miracle de la tendresse. La mère, de ses grosses pattes, en pleine nuit totale (brusquement interrompue) polissant la soie de la petite planète nourricière autour de l’oeuf à naître que, morte, elle ne verra pas. Œuf d’abord sphérique que la mère allonge autour du petit pondu, formant au total une merveilleuse poire. La Dive bouteille arrondie ! Petite sculpture originelle à la Brancusi, tellement c’est beau.

Bien sûr, ses trois éclairs lacérateurs éblouissent la mère pétrifiée, stoppée net dans son travail, repris dès la nuit revenue, dans « l’appareil ténébreux » qu’il a ourdi pour observer ce que la terre empêche de voir.

Voici alors pour moi les phrases les plus belles du roman, celles qui me font rêver sans fond ce miracle tendre cueilli en pleine nuit, pour la première fois, par un regard humain : « la pauvre mère que persécutent mes illuminations, s’en va là-haut, au sein du noir, mais à regret, par enjambées hésitantes », « Là-haut », terre et nuit jointes !

« Sa grossière patte, gantée de corne, plus clairvoyante dans les ténèbres que ma rétine en plein jour… » cette patte qui dans le noir sculpte l’oeuf vital. Cette tendresse invisible, cette voyance nocturne au fond de la Terre. Miracle des ténèbres. Donne envie de vivre ! L’enchantement de vivre.

Quand même. Malgré tout.

Xavier Dejean,
6 février 1997.