À l’Orient
fou du désir

ou
Les Femmes d’Alger dans leur
intérieur… au fond des entrailles du
peintre…

Ce matin-là, n’en pouvant plus, vannée, posant seaux et balais, lourde de soucis pour ses fils, Mimouna s’asseoit sur la petite estrade rose, en plein devant les « Femmes d’Alger ». Presque dedans, visuellement incorporée à ce morceau de Mille et une nuits qui lui barde la tête d’une sombre auréole. Elle-même, tablier, écharpe, son petit turban de travail, comme choisie tout entière dans ses couleurs arabes, par un grand peintre. Ou plutôt par elle seule. Accord de miracle, Véronèse et rose tyrien cru. Toute cette femme d’Alger d’aujourd’hui, veines lourdes, soucis graves, les deux bras posés sur ses genoux, reprend doucement son souffle là.

Venue cogner sa vie contre ces « Femmes » — terrible collage de l’Histoire, taillée à vif dans la chair peinte, lumière, misère et génie coloré. Halte-là. On ne passe plus. L’Orient cette fois, corps vivant.

Bien sûr que Delacroix a rêvé à la folie ses « Femmes d’Alger dans leur intérieur » — celles-là surtout sont l’intérieur des entrailles du rêve de Delacroix. Mais devant le génie coloré de ce qu’il appelle l’Orient — il est à genoux, il adore humblement, il note les accords, sur le coup, dans ses aquarelles. Et il dira quelque part, avant Matisse, que ce qu’il a jamais vu de plus beau en « peinture » ce sont certains tapis persans. Voilà donc, avant Matisse, un converti à l’islam des couleurs — sinon des formes.

Ceci encore : un hiver, un jeune conteur arabe est venu, invité au Musée. Pour préparer le nid, on a posé au sol des tapis persans, oui, dans la mezzanine voûtée en pierres de bergerie. Là, comme dans un ventre de baleine, les petits s’asseyaient par groupes pour écouter. Au fond, entre tapis et voûte, jamais ne furent plus intenses, plus magiques, mieux visibles, les « Femmes d’Alger ».

Où le naïf visiteur rencontre
un barrage qui est une lumière
qui est un regard

Comment parler d’une peinture qui m’est devenue quasi conjugale et qui pourtant parfois fait celle qui ne m’a jamais vu ! Lui, ce pécore ? Connais pas ! J’ai bien envie de faire comme elle. À moi, tous mes yeux de « première fois » ! Vêtons-nous d’un regard d’amoureux et vite, en route pour la fête. Que la lumière soit à ce grand rendez-vous secret et silencieux. Ce luxe royal qu’on peut s’offrir à tout moment, sans boeing, d’aller plus loin que tous les orients. D’entrer pour voir une seule œuvre, une seule. Sans parler. Pour soi seul. En tête à tête, corps à corps, d’homme à homme. Plutôt d’homme à femmes ici. Trois d’un coup. Et même elles sont quatre. Une tellement noire (c’est une noire !) et qui a tellement noirci, qu’elle en est devenue comme la nuit même, le corps de la nuit vivante. Avec une croupe bleue. Danse du ventre qui ouvre, ou plutôt déchire la vision d’un coup : vapeur de rêve devenue vivante, tentation de Saint Antoine ouverte ici par effraction dans un lieu interdit. Un grand oeuf de volupté. Sérail, harem, grotte d’entrailles.

Un ovale mi-clos de girons tièdes à muqueuses carmin, une vapeur d’épices en sueur d’étuve, un arôme de sous-bois en coussins de chairs chaudes, à lumière de jasmins nocturnes, à liqueur nourrie d’yeux jusqu’aux seins, à la nage dans une brume de lèvres accrochée à des bijoux — dans un festin de luxure sans mains ! Au fond d’un silence onirique qui fait peur. Intrus absolu qu’aucune femme n’a remarqué, le naïf visiteur se demande s’il a le droit de continuer à regarder. Pour un peu, il aurait presque envie de tousser, faire un bruit quelconque pour se signaler, ou bien se retirer, sans un mot, dans l’énorme nuit d’où il vient sur la pointe des pieds.

Il est pourtant certain qu’elles attendent, que c’est leur terrible condition. Mais qui ? Le maître du lieu, c’est son heure, qui va venir choisir en son vivier ? Qui sommes-nous brusquement ? Le mâle propriétaire qui dans l’ombre salive et savoure une seconde ses proies avant le bond ? Qui monte en nous humer et manger des yeux ce festin ? Au fond de quel rôle cannibale sommes-nous jetés ?

Sans pouvoir avancer ni reculer. Car une force mystérieuse barre la route. Jamais le naïf visiteur ne l’avait si fortement éprouvée. Ces femmes offertes à travers l’ombre, quelque chose, comme magiquement, en interdit l’approche et le rapt. Il semble que quelqu’un d’autre, quelqu’un d’invisible, soit en train d’entrer. Par ses yeux seuls. Par la seule puissance de ses yeux il coupe, à angle droit, notre regard, et lui barre la route. Ou plutôt il l’infléchit et lui propose un autre parcours. Celui de la lumière même en train d’entrer, bouffée d’or d’un soir miraculeux de Venise ou regard d’homme, mais un regard qui aurait des lèvres et des mains, un regard qui aurait l’ardeur d’une adoration et l’intensité d’un adieu.

Le naïf visiteur en est entièrement bouleversé, comme Papageno devant la Reine de la nuit. Il se sent pris dans un dédale initiatique sans retour, une route à plusieurs regards successifs, une sorte de chemin qui va de la gourmandise à l’adoration et à la pitié. Et voilà qu’il se met à tout regarder à neuf — depuis le sillage même ouvert et tracé par le peintre. Dans le sillon de cette illumination secrète qui est l’ultime regard — celui qu’on peut manquer, qu’il a toujours manqué jusqu’ici — ce regard de ravissement, cette gloire d’adieu adressée à ces trois femmes. Surtout à l’une, de profil, que la lumière a l’air de serrer plus fort sur son coeur, et qui comprend, le visage à pic, prête à éclater en sanglots, ou pire, penchée sur un abîme de mélancolie sans mots et sans larmes.

Le naïf visiteur, le très gourmand Papageno, se sent inondé de gratitude pour avoir été admis à voir autre chose que la fièvre éperdument sensuelle d’un peintre qui réinvente, une ultime fois, en rêve, tous ses orients. Le naïf regardeur a envie de dire merci pour avoir été introduit à la royauté d’un regard. A cet éblouissement qui est comme de la lumière en sanglots.

Mais il lui reste une dernière émotion, il le sent, qui l’attend là, encore cachée. C’est beaucoup pour un matin où il a vu Mimouna, en bas, à l’entrée, tordre ses serpillières, inquiète et douloureuse de ses reins trop pliés. Toujours là, toujours là. Il se demande même au bout d’un moment s’il n’est pas fou, cette fois, car voici que cette lumière de regard, cette lumière-regard, ne lui semble pas du tout éclairer du présent — mais illuminer du passé. Est-ce possible ? De même que la lumière de Rembrandt fait souvent un bruit d’astres et semble avoir traversé des spermes d’or et des années-lumière, pour venir toucher ce qu’elle touche, à pleines mains, follement, à contre-mort — de même ici, cette lumière-regard, tout ce qu’elle sauve de l’ombre, elle le met au passé. Elle le lance en abîme au fond du temps. Au fond du désir. Loin, très loin. Un peintre peut-il ça ? La peinture a-t-elle ce pouvoir ? Unique fois, ici, cette magie, oui ?

« La culotte parfumée
de cette Géorgienne… »

À chaque fois que je vais à Paris (une fois par siècle environ) je cours embrasser les cousines du Louvre, « Femmes d’Alger » de là-bas, les « autres », Avec au cœur ce labour de foudre violacée des nôtres ici, cette blessure ! Traversant au crawl un déluge de loess (d’étranges troupeaux regardent les peintures avec leur dos) le naïf visiteur accoste comme il peut — mais cette fois comme s’il était attendu et même immensément fêté : l’arôme est tel que, même les yeux fermés, il foncerait droit au flair sur cette peinture, caravelle d’épices renversée. Allégresse immédiate, ici aucun barrage. Il entre tout entier avec l’acclamation de la lumière qui l’escorte et le précède et tombe partout éclaboussant comme une folle, embrassant les chairs et les satins — exactement comme ses regards bondis aux quatre coins. Joie matissienne des couleurs presque crues, carrelages, tissus, tapis, coussins, bois des portes — vaste écrin de jouissance autour de cette splendeur noire et rose, femme en corsage blanc de soie magique. Une grosse rose, comme une bouche secrète, illumine le noir somptueux de sa chevelure arquée sur la nuque. Et le vert d’émeraude tiède de la culotte qui s’enfonce entre les cuisses a ce « parfum de Géogienne » dont parlait Cézanne. Écoutez-le avec l’accent à la Raimu, en plus bourru, qu’on imagine : « Il sait sur le flanc de cette négresse accrocher une étoffe qui n’a pas la même odeur que la culotte parfumée de cette Géorgienne et c’est dans ses tons qu’il sait ça et qu’il le met ». Pourquoi Géorgienne ? Sans doute à cause de l’orgie, des gorges, et de Giorgione ? Les Zorients pour Cézanne, ça n’existe qu’en peinture, quand Delacroix poivre le vin de ses couleurs, bien sûr !

Vite une caméra pour refaire,
à la main, la route des peintures…

Sinon, stop ! Le malheur de ne pouvoir vivre ensemble, dans le même champ visuel, deux oeuvres à la fois si fraternelles et tellement éloignées qu’on dirait deux mondes inconnus l’un de l’autre ! Densité, air, parfum, lumière, espace, chair, femmes — tout, tout jusque dans l’atome vivant : deux planètes physiologiquement autres ! À 15 ans de distance, il ne s’agit pas d’une variation (même profondément renouvelée) sur un même thème, mais carrément de deux organismes complètement différents jusque dans leur peau, leurs veines, leurs yeux, leurs gènes.

Ici la parole ne peut être qu’au silence d’une caméra goulue, humble, émerveillée, grave. manuelle, introspective — explorant non pas deux mondes clos et finis, mais deux territoires réveillés dans leur génèse.

Le harem d’un ancien reis
du dey d’Alger

La caméra ici aura des yeux jeunes, gourmands, intenses. Des yeux de 34 ans. 1832. Enfin le miracle tant attendu s’entr’ouvre. Le peintre est admis — parce que peintre — à voir en secret le harem d’un ancien corsaire. « Haram », en arabe, veut dire ce qui est défendu, sacré. Le corsaire accompagne le peintre et lui sert d’interprète. Le corsaire très vite ne sait plus où donner de la tête, tant le peintre questionne, interroge, surexcité. Demande le nom des femmes il le note (deux soeurs et une cousine !) le nom des tissus, les couleurs, vite à l’aquarelle, à pleines pages, une sorte de reportage sur le vif, les couleurs quand il n’a pas le temps, il écrit : cerise, abricot, soie rouge d’Inde, au frisant du jour… Fou d’enthousiasme, il croit toucher enfin l’Antique, mais l’Antique vivant, en vraie chair, pas le marbre d’Ingres. Il se croit transporté au vrai temps d’Homère, avec des femmes dans le « gynécée », c’est son mot. Ce qui suppose des enfants jouant autour, vraie famille, odeurs de cuisine. Toutes choses qu’il va exclure pour « harémiser » à l’occidental — « haut parfum de mauvais lieu » que humera Baudelaire.

Silence, on tourne !

Louvre : Gros plan au sol sur le claquement des pieds à babouches de la négresse qui traverse énergiquement — et nous introduit. Puis on remonte cette danse de croupe claire à caméra gourmande, fantastique arabesque qui vient s’enrouler dans la volute finale du turban et de la main. Elle n’est pas du tout, comme à Montpellier « ouvreuse » de cérémonie. Non, simplement, elle passe et nous précède, et peut-être nous annonce.

Montpellier : Pour faire sentir l’abîme de différence, tout de suite, on attaque, comme en musique, l’autre « ouverture » ! Un tout autre tempo de caméra, lenteur, aucun bruit, même pour la babouche au sol, ni voix, ni rires (possibles au Louvre), on remonte lentement les cendres vert bleu de cet incendie noir, de cette femme-torche, bras droit dressé de cariatide soulevant le rideau (rien de tel à Paris). Acte cérémoniel qui fait entrer la lumière — alors qu’à Paris c’est le visiteur qu’on fait entrer. Le rideau, brûlé par le temps, obscurci, incendié, avec des lueurs de foudre, et comme un morceau de nuit, dont fait partie aussi cette étrange prêtresse. Lourd, lent, feutré, éteint par le temps — au ras de la magie.

Le triangle et la grotte

Louvre : Explorons d’un coup de caméra ailée l’espace à vivre, coin dynamique, lieu de passage, porte ouverte au fond (des enfants derrière ?) lieu fortement triangulaire (rideau tranchant à la mitan et l’oblique de remontée du sol carrelé) espace qui s’enfonce et remonte très fort, comme un coin, vers un fond entr’ouvert et non clos. Lieu de vie traversable où tout existe fort et précis : céramique des murs, bois de la porte, mirifiques vases ciselés au dessus — et ce témoin muet : le miroir braqué en oblique qui avale toute la scène et ne dit rien. Lieu tellement biais et déhanché qu’il y aurait, pour un peu, du tangage — si une sorte de pilier carré ne venait juste à point tout reverticaliser sur la gauche, et bloquer net, cette grande boiterie : boîte à vivre trop pleine, éclatant un peu comme une grenade trop mûre. Tellement remplie que la femme allongée à gauche en a le bras (qu’elle n’a pas pu rentrer ?) coupé !

Maintenant on pourrait très vite montrer, comme en jouant (caméra en coups de flèches) que la loi de germination de cet espace tout entier est un bouquet de triangles. Toute une pluie trianguleuse en bas s’oriente en flèches aimantées au pôle du grand triangle volumétrique de la pièce : tapis, carrelages… Et jusque dans les corps même : la base marcheuse de la négresse, le giron cuissu de la femme au narguilé (la Géorgienne de Cézanne !). Quant à celle de gauche, tout entière elle s’inscrit dans un monumental triangle découpé jusqu’en bas par la lumière. Même l’ovale des visages est partout retaillé par l’ombre et le tranchant des profils. Cette jubilation triangulatrice a dû exciter la verve de Picasso dans ses variations sur les « Femmes d’Alger » : à partir de celle du narguilé, sosie pour lui de sa femme Jacqueline, sa femme d’Alger à lui — il improvise et ramifie tout autour, en partant du triangle mère qui est son visage. Tandis que Delacroix, ici, par une série de rimes et d’échos internes, tous accordés au volume majeur, triangule et entrecroise (comme peut-être les sexes ?) ses triangles. Créant tout un espace assaillant — en lutte amoureuse avec l’enroulement des arabesques de chair, dont la liane du narguilé, vibrant serpent de velours noir, est la racine centrale. Un voyage de caméra en torsades (après les flèches joyeuses) peut ainsi « arabesquer » chacun des corps des quatre femmes autour du serpent voluptueux.

Ainsi, en suivant les grandes pulsations qui organisent mystérieusement et rigoureusement cette peinture, on se balade comme à la main, avec des arrêts, des vitesses, des creusements, des surgissements de miracles, partout. Battements de cœur des yeux.

Montpellier : ici, autre monde, la caméra n’a plus à monter et à bondir. Elle tourne, elle épouse l’orbe de la lumière qui love, à contre rectangle, un ovale, un grand oeuf, un espace de grotte biologique. Forme mère, forme femme — qu’on va retrouver, comme une sorte d’obsession, par ondes concentriques, démultipliées partout. Série d’emboîtements et de gravitations internes. Ce vaste espace que Delacroix, abolissant cette fois les angles, féminise — il l’enroule en volupté à l’intérieur des femmes : girons, gorges, orbes des bras, et, cette fois, à plein, les visages offerts de face. Jusque dans les objets eux-mêmes : au sol le plateau, noyau d’une ellipse non tracée sur laquelle se trouvent placées les femmes, comme en orbite. Il semble donc que la féminité ait tout conquis et envahi. Et pourtant, dans cette grotte d’entrailles, quelque chose résiste, contrecarre et fait mal. La clôture du fond, géométrie dure et carcérale, jusqu’aux rideaux de la fenêtre dont les plis jouent aux barreaux de prison. Pas d’échappées, aucune porte entr’ouverte comme au Louvre. La forme mâle ici, par ce carré aveugle et barré du fond, signifie prison.

Dans cette toile quatre fois plus petite en dimensions que celle du Louvre, Delacroix réussit à immensifier l’espace, à lui donner un poids nocturne et hanté. À en faire un personnage actif du drame, et vorace, qui écarte et coupe l’une de l’autre les captives pour mieux les tenir, isolées, cernées d’ombre, assaillies de solitude. Au Louvre au contraire elles forment un groupe serré, compact, tout riant de couleurs, qui envahit à craquer l’espace, le roule et le fait presque basculer. Est-ce le cruel noircissement des tons ici qui donne à cette nuit craquelée un souffle onirique ? Quel ton de havane transparent — voulu au départ par Delacroix — a pu virer en cette ombre malade (caverne d’outre-tombe ou ventre d’avant-naître ?) — comme si le temps, qui fane les peintures, avait exécuté les secrètes volontés posthumes du peintre, et travaillé quand même pour lui ?

Au lieu de l’écrin à volupté du Louvre — espace aride ici, régime décoratif maigre. Regardez, dans la minuscule alcôve du mur, cette pauvre rose perdue (au Louvre elle bouillonne sur une chevelure de reine) qui se bat avec l’ombre et brasille, au ras de s’éteindre, tout comme la braise du petit brasero en bas, loques de feu.

Lumière diurne et
lumière d’yeux

Nous voici au coeur. La caméra ici doit entrer en peinture, comme un regard qui bat. On doit sentir son battement de paupières, les battements de son coeur, les délires du désir. Les larmes de ses yeux.

Louvre : c’est une série de bonds partout, une lumière qui entre avec nous, frontale, depuis nos yeux — même si elle a l’air de tomber d’une fenêtre pour distribuer ses ombres et scander ses angles. Cest une lumière haletante et gourmande qui veut être partout à la fois, foisonne, savoure, explore, explose, écume, reflue — n’en perd pas une goutte depuis le bord de la toile : la langue nue et vermillonne des babouches, la ronde des pieds nus autour du brasero, le moëlleux des tapis, la terre rose du carrelage. Et voilà que cette lumière se met à dorer surtout ce qu’elle donne à l’ombre, comme pour jouer, rusant pour le reprendre, sondant les transparences et les brèches nues, pérégrinant dans les royaumes magiques, corsages, culottes, au ras des empires obscurs, traversant des géologies de mousselines et de tissus, perdue à des frontières, sur des crêtes, vers l’ancienne route de la soie. Ce voyage de Marco Polo dans la géographie sensuelle — une caméra éperdument amoureuse peut l’accomplir ici — cherchant dans ce labyrinthe sa route d’Orient.

On dit que Delacroix était fou de tissus, qu’il sortait parfois d’un ancien coffre, des robes de sa mère autrefois ambassadrice à Constantinople, et qu’il restait longtemps perdu et enfoui dans son parfum. Il faut que cette légende soit vraie. Comme ce fou d’un roman actuel, Le Parfum, qui pour isoler l’essence aromatique d’une femme qu’il adore, la brûle : Delacroix au contraire sature d’arôme ses chairs et ses tissus, il peint vraiment leur parfum, l’arôme vivant de ces quatre femmes, dans une ivresse jamais vue.

Ah ! pauvre caméra, il lui faudrait maintenant, en plus des yeux et du coeur, et des mains et des lèvres, et des ailes… et du bec — un vrai groin, une paire de naseaux pour humer la lumière olfactive de cette peinture qui rend ivre.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! les bonnes personnes dans les artistes qui disent que Delacroix, ce n’est pas de l’Orient vrai » ! Qui dit ça, qui ? Van Gogh à Saint Rémy, presque hanté par les « Femmes d’Alger » (qu’il appelle « odalisques ») vues à Montpellier et resongeant à celles de Paris. Quel Orient ? Le vrai de cet Orient de fiction, c’est l’arôme peint, et rien d’autre, non ?

Du fond de quelle misère, nous, d’Occident, cherchons-nous tellement, à tâtons, un Orient ? Mensonge, rêve, fiction d’un Orient — pas une orientalerie quincaille, Folies Bergères de Gérôme et autres. Un Orient cru sous la main, terre d’Arles, lumière d’ici, Soleil plus fort, Femmes d’Alger — ou ce petit bout de céramique persane que Matisse serrait dans son poing, talisman, germe immense, paradis ?

Quinze ans d’entr’acte : laissons un peu
souffler la caméra !

Entre les deux oeuvres, quinze ans. Ces femmes peintes par un homme de 36 ans, vont continuer de le hanter, travaillant en lui comme les personnages d’un roman. Perdant d’ailleurs, dans cette mue, ce qu’elles avaient encore d’un peu « mauresque » au Louvre — pour devenir des êtres de fiction bien à lui. C’est un homme de 51 ans (à cette époque on s’estime déjà vieux) qui reprend le thème, mais comment ? Il n’a plus sous les yeux la première version de 1834. Achetée par l’État, elle est au Musée du Luxembourg (Musée d’art contemporain de l’époque). Il ne reprend pas du tout le même format (1,80 × 2,29 m), mais une toile environ quatre fois moins grande (0,84 × 1,11 m). Il n’y travaille pas d’une seule lancée continue, mais sur trois ans, par bonds successifs. Par mûrissement et éclairs. Par refonte totale des personnages, de leur place dans l’espace, de l’espace lui-même et surtout de la lumière.

Par innovation radicale jusque dans la matière peinte. Souffrant qu’en face de l’aquarelle transparente, la peinture à l’huile soit « toujours rousse et pisseuse », ce sont ses mots, il se lance à pleins risques dans une nouveauté expérimentale. Alors que d’habitude, dans la technique de l’huile, on n’applique les vernis ou résine que par dessus la couche picturale, dûment séchée — comme vernis protecteurs et illuminateurs des couches sombres — lui, ici (toutes ses cuisines alchimiques sont notées dans son journal), inverse et renverse tout le procédé, il couche ses femmes vivantes, chairs et bijoux, sur un lit de résine au copal, dans l’ivresse d’une matière transparente, odorante, orientale. Il pose donc ses couleurs, non sur la toile crue préparée, nue, mais dans une couche préalable de résine dorée et transparente, qui d’habitude recouvre la peinture sèche, en bouclier translucide — mais jamais n’est placée dessous comme matière d’illumination. La phosphorescence unique de cette peinture et son miracle d’irisations, la buée des habits enrobant les corps comme une vapeur chamelle — toutes ces poignantes merveilles sont dues à cette audace qui transmue la peinture en matière biologique.

De tels risques sont parfois meurtriers. Des peintures entières s’éteignent de son vivant. Et ici, à Montpellier, c’est devant les Delacroix, devant ces « Femmes » même qu’il appelle « Odalisques », que Van Gogh découvre, bouleversé, que la mort travaille aussi les toiles, comme nos peaux. Il le dit en paysan du Brabant : « les peintures se fanent comme les fleurs ». C’est aux « Femmes d’Alger » qu’il pense. Aux nôtres.

Une lumière qui regarde
après la mort

Ici on n’entre pas, de plain-pied, comme au Louvre, dans une lumière au présent, goulue et fleurie. La caméra traverse tout un dédale de pièces fermées : nous arrivons de la nuit sans être vus, l’ombre et le silence barrent la route. Comment entrer dans cette peinture ? Tout mouvement avant, bloqué. Soudain, une seule route : par la blessure et par la brèche, par le sillon de l’illumination, par cette tranchée ouverte, plein droit « cicatrice de foudre par où la lumière ne cesse d’affluer ». Mais qui est cette lumière qui avance comme un souffle, comme l’explosion d’une nuit étoilée, la mille et unième nuit ? ou l’inondation d’un couchant vénitien ? Elle ne tombe pas d’en haut à gauche lançant partout ses triangles comme à Paris. Elle entre par l’autre côté, au ras du sol, au ras du soir, dans un silence hallucinant de revenante, immense, horizontale, poussant devant elle sa nuée, sa buée, comme une fée qui tiendrait absolument à rester invisible. Sans emphase, en sourdine, comme l’Ange timide de quelle mystérieuse (et douloureuse ?) Annonciation : Lumière étrangement sélective et amoureuse, qui ne saisit rien avec la juvénile et gourmande possession du Louvre. Montrer, dans un parcours de merveilles, par gros plans, comment elle cueille, allume, caresse, rêve jusque dans l’ombre, ciselant de l’or fondu sur un ventre, érigeant au vol le minaret du narguilé, adorant une joue, une oreille, une babouche, posant sa joue sur le paradis des seins. Dans cette procession d’amour halluciné, elle allume au passage un firmament de bagues, boucles, anneaux, diadèmes, colliers, ceintures — fines gouttes palpitantes qui ne sont pas de l’or froid, mais de l’or né de la sécrétion des corps. Quant aux vêtements, elle ne les sépare plus du tout de la vie. Elle n’en épèle pas, comme à Paris, la fabuleuse route de la soie. Elle les adore comme l’haleine soyeuse des chairs, leur aura de vapeur sensuelle, comme le parfum même des corps devenue leur buée vivante. Jamais, jamais peinture n’est montée à une telle incandescence de désir — folie d’adoration à en mourir. Lueurs, lèvres, haleines, buée enlacée aux chairs. Peinture faite avec le souffle. À la nage dans l’arôme : seins, coussins, joues, bijoux, genoux, en une seule ivre traversée ! Et voilà que cette lumière de désir se met d’un seul coup à tout regarder vertigineusement de très loin — comme une morte. Ou plutôt comme un homme qui dit adieu. Avec ce regard mi-clos de roi péruvien dont témoigne Baudelaire — regard qui avait toujours l’air, même en regardant les êtres, d’en « déguster la lumière ». Nadar a pu capter une seule fois cette lueur magique du vrai regard de Delacroix cette trouée, en plein regard, d’un vertige, qui pousse derrière la Vie tout ce qu’il touche, à une distance folle, pour toujours. La lumière des « Femmes d’Alger » de Montpellier est l’auto-portrait de ce regard.

Comment trois femmes de corsaire deviennent tout à tour
Madame Chrysantème, Desdémone, Jacqueline Picasso et Bethsabée

Dans les brefs croquis aquarellés du Louvre, avides de tout saisir à la fois, les habits miraculeux, et comme un soupçon d’identité au vol — elles existent, 1832, il note leurs noms et, rapidement, leurs traits. Déjà il arrête les poses — les mêmes qu’il reprendra deux ans plus tard en peinture. Le groupe des deux soeurs, Zohra et Moûni Bensoltane et, allongée en « odalisque », Zohra Touboudji. Pour la noire, en profil perdu, juste une étude de geste. On ne saura jamais jusqu’où Delacroix a été fidèle — ou non — au vrai visage de ces trois femmes de corsaire. L’expérience, à Montpellier, du Bruyas à la bague, nous montre à quel point, même pour un portrait commandé, il fait monter du fond de son rêve un prince d’Orient mâtiné d’un Hamlet phtisique — ce revenant douloureux qui n’arrive pas à franchir la frontière, et qui hallucinera tant Van Gogh comme si, dans un miroir, sous la buée venait d’affleurer la folle apparition d’un sosie. Comme pour un romancier, afin qu’un être vive, il faut qu’il repasse totalement par son rêve.

La ressemblance de ces trois femmes entre elles (deux sont soeurs) peut suggérer qu’il s’agirait presque d’un seule femme démultipliée en trois exemplaires. Une sorte d’existence collective indistincte, sans droit à l’identité personnelle. Le harem serait un pluriel de corps sans visages singuliers, une sorte de même femme multiple, matière première charnelle et arômatique, séquestrée pour la volupté. Cette caverne érotique saturée ras bord est peut-être la grande fiction onirique du harem — qui permet à la peinture d’atteindre un degré fou d’ivresse. Pourtant, ici la lumière choisit de s’arrêter plus fort sur Zohra Bensoltane, de la regarder vraiment pour elle même — laissant à l’ombre sa soeur (sosie et reflet) et dans la pénombre l’autre. S’il y a un portrait, c’est celui-là — pour cette femme qui exécute un solo de tristesse et de mélancolie. Cette Zohra du Louvre après avoir été la « Géorgienne » de Cézanne, se réveillera vivante un jour de 1954, pour se présenter à Picasso sous le nom de Jacqueline. Le coup de foudre les fondra en lui en une seule femme d’Alger et de Paris, peinture et vie entrelacées. C’est cette même femme, dont Delacroix explore prophétiquement l’abîme de mélancolie — qui se tuera en 1986 — cent cinquante ans après son apparition magique.

Sa deuxième venue au monde à Montpellier en fait cette fois une femme qui n’a plus rien de « mauresque » (ni d’Alger ni d’Istanbul ni de Trébizonde) pas plus d’ailleurs que ses deux soeurs.

Cette fois on dirait qu’à Venise, au temps de Véronèse, vient de ressusciter Bethsabée. Au lieu d’une lettre, sa main laisse pendre un narguilé. Visage miraculeux, tout entier penché sur sa vie. Avec la même intensité, le même abandon de derrière la Vie. Avec aussi la même adoration muette d’une lumière qui ne tombe plus sur le corps lourd, aimé, glorieux d’Hendrikje Stoffels — mais sur une femme inconnue, peut-être totalement inventée pour dire adieu à quelqu’un, à elle, aux autres, à la jeunesse surtout, à l’Orient tout entier, et à la Vie !

Adieu immense que cette femme, immensément, comprend — comme une morte que viendrait encore embrasser la lumière. Quel supplice, quelle volupté, quelle détresse — pour arriver à peindre ça, il faut être mort, déjà, au moins un fois ?

Au bord de la chair promise

Baudelaire a tellement aimé Delacroix qu’il le regarde vivre et se taire avec éblouissement encore. Dans les moment où il fait moins face, dans les creux d’abandon, c’est là qu’il croit voir s’allumer en lui la face et le regard d’un oriental né. Quelque chose « d’exotique » jusque dans la peau. « Malais, péruvien, tête d’ancien roi du Mexique ». Ainsi le voit-il. Prince solaire hanté par la férocité même de la vie. Si oriental veut dire avoir un soleil dans le ventre (comme Picasso disait de Matisse) — alors il l’est ! Mais il y a aussi les ténèbres et le sang.

Ici « Femmes d’Alger », mystérieuse volupté où il n’y a plus ni guerriers ni tigres — ni éléphants, comme dans ce radeau de la Méduse de l’orgie sensuelle qu’est le naufrage de Sardanapale. Juste une scène intime sans massacres, incendies ni viols. Pour une fois une scène de volupté sans tuerie, sans lac de sang, et pourtant, secrètement, malgré l’ivresse colorée des « Femmes » du Louvre — une brèche, un glissement vers « les limites insondées de la tristesse ». Dans les « Femmes » de Montpellier, que Baudelaire n’a pas connues, peut-être entrevues en chantier, mais tellement plus proches de lui — la tristesse s’ouvre en abîme de mélancolie.

Autant Courbet étreint et mange ce qu’il peint, festin de chairs et de roches, d’arbres et de fruits, possédés rustiquement, ruminés jusque dans leur substance interne — autant Delacroix brûle et peint son désir barré — éblouissements entrevus d’un monde impossédable. Il excelle dans l’alcool et l’arôme fou. L’alambic des couleurs et le parfum des êtres. Il parvient alors à cette musique déchirante en peinture qui est pour Baudelaire, son génie vrai. Cette effrayante mélancolie nerveuse — un de plus grands bonds de volupté vers la vie — coupé net.

8 octobre 1990.