Dardé :

« Le Monument à la Vie »

Puisque, approchant Noël, nous fêtons le centenaire d’une naissance, celle de Dardé, pourquoi ne pas regarder une bonne fois son Monument de Lodève pour ce qu’il est : un Monument à la Vie – une sorte de nativité inversée. Regardez ces femmes en merveilleux chapeaux, accourues comme des Rois mages et ces deux petiots avec leur énorme branche houleuse de lauriers, tous assemblés autour d’un étrange berceau – où brusquement ils découvrent que le nouveau-né s’enfonce, déchiqueté… Crèche géante où le Grézac approche son haleine de bœuf et d’âne à travers le chant des eaux vivantes.

Je n’exagère pas d’une miette : c’est à partir des énergies mêmes du paysage que Dardé, en véritable architecte compositeur, a capté et aimanté les « ondes » (ce mot capital est de lui) qui organisent et irriguent son Monument. « Ondes » exactement rythmées sur la montagne et la mairie-évêché, en accord profond avec un site. Le tout enchanté par un continuel bruissement de feuillages et d’eaux. Il faut dire et répéter qu’il est le seul sculpteur en France à avoir créé sur ce thème douloureux une telle merveille et que Lodève possède tout tranquillement un chef-d’œuvre unique.

Il se battra plus de dix années pleines (de 1919 à 1930) de 31 à 42 ans, pour réaliser son projet total. Non pas jeter au hasard, comme on l’a fait presque partout, un Monument obligatoire sur une place, sans tenir compte du lieu. Mais le marier aux forces vivantes, le greffer aux axes qui organisent l’espace déjà en place.

Alors il fait une chose unique : il donne à son Monument des bras d’accueil, il fait cheminer toute une grande arabesque, balustrade solide comme un mur, tenant dans ses coudes deux fontaines vivantes. Par deux arrondis, la foule est conduite jusqu’à la chambre de recueillement, reposoir intime entre les litanies des morts. Là, deux bancs sous les arbres. Pour mieux lire les deux grandes pages fluides de noms taillés à la main. Rivières de noms que Dardé à voulu ciselées dans une belle pierre tendre, accordée à tout l’ensemble, jusqu’au plus infime détail.

On oubliera bientôt que ce Monument fut d’abord tout rose. Quelques traces (réfugiées dans le ventre et les seins des femmes) subsistent encore de cette « chair » obtenue par morsure d’acide sur tout l’épiderme de la pierre. Hélas le temps (plus d’un demi-siècle) a déjà plombé de gris cette chair d’aubier fruité qui devait chanter merveilleusement sur le ciel et affirmer, encore plus fort qu’aujourd’hui, l’intense fraîcheur de ce « Monument à la Vie ».

Car c’est une immense et tranquille subversion qui s’accomplit ici, sans bruit. Cette convention souvent caricaturale de l’héroïsme viril brandi en baïonnette vengeresse jusque dans la mort (comme l’exaltent tant d’hirsutes poilus fabriqués en série), Dardé, d’emblée, la renverse. Il ramène tout au regard simplifié de la plus grande douleur, au point de vue de la tendresse seule, au vertige des femmes et des petits. Depuis ceux qui souffrent et ceux qui restent. Lui-même a tenu à s’incorporer à la scène — non pas dans le mort qu’il aurait pu être –, mais dans l’un des deux petits placés au seuil, regardant tout avec ses yeux d’enfant, témoin.

Brancardier de 26 ans, il a failli perdre la raison au fond de cette tuerie. Ici, l’artiste en pleine puissance, l’amoureux croyant dans les forces vives, ayant fait choix de se réenraciner dans sa terre, retrouve, avec le métier de tailleur de pierre, la sève populaire. Spontanément, il traite le thème en nativité, mais à l’envers, bien sûr. Il organise son scénario, rythmé sur le paysage, en vaste crèche où Rois mages et bergers découvrent à pic, d’un coup, à la place du nouveau-né, un cadavre.

Aucune grimace, ni contorsion, ni emphase. L’émotion est dans la carrure, le goût de pierre crue jusque dans la gorge. L’immense simplicité des êtres, leur éclosion naïve comme dans les calvaires bretons, sa toute jeune épouse, à droite, tête nue, est incorporée à ce drame qu’elle illumine pour toujours de sa fraîcheur. Miraculeuse verticalité des vivantes qui entourent la terrible et définitive horizontale de ce mort (bras et face déchiquetés, écartelé comme une parturiente) qui déjà s’enfonce dans le sol.

Une telle audace, une telle gourmandise de la pierre taillée vivante, robes, fourrures, plumes, sacs, gants – et les godasses éculées du petit pauvre (lui), la Lavallière et les bottines du petit riche, et par-dessus tout, le triomphe des vastes chapeaux – tout ceci sans bavardage, mais pris dans la force des blocs, santons de crèche géante. Alors nous vacillons : dans quel pays sommes-nous et dans quel temps ? Devant quel monument mexicain des plaines de Oaxaca ? Quelle étrange revue de mode 1920, aussi crûment jaillissante qu’une photographie prise en pleine rue !

Ainsi, à Lodève, sans un mot, enraciné dans la douleur d’un événement qui n’aura bientôt plus de témoins survivantes, Dardé a dressé la plus immense émeute de chagrin.

Xavier Dejean,
18 novembre 1988.