Rebonjour
Monsieur Courbet

Courbet à montpellier

Vingt Courbet réunis à Montpellier autour du noyau dense des quinze qui sont notre pain quotidien : évènement toujours imprévisible que de faire se rencontrer des peintures sœurs, réunion de famille un peu risquée où, avec Courbet, on peut espérer que le miracle des singularités s’exalte, et qu’apparaisse plus clairement dans cette œuvre massive ce qu’il appelait lui-même la vraie fécondité, c’est-à-dire non pas le nombre répétitif des œuvres, mais au contraire de l’une à l’autre un prodigieux renouvellement. Quelles retrouvailles uniques, la première fois depuis leur séparation il y a plus de 130 ans, entre les Lutteurs aujourd’hui au Musée de Budapest, et leurs sœurs Baigneuses et Fileuse endormie, les trois envois conjoints de 1853, aux Menus Plaisirs, Faubourg Poissonnière, dans les magasins du Garde-Meuble où se tint le Salon officiel cette année-là. On tremble un peu de cette rencontre, ce « pendant mâle » réaccouplé dans l’espace à la glorieuse callipyge. Mais ce combat rauque, quasi préhistorique (les deux Tarzans fondus en un seul bloc par la lutte inventent presque un animal quadrupède et bicéphale) est peut-être après tout une guerre de possession, un rut de printemps pour la belle Vénus magdalienne de la Loue – couple de peintures que Bruyas aurait cruellement dépareillées ? On verra.

La présence du Hamac, œuvre étrange de jeunesse, non prêtée, aurait montré sur quelle habileté acide et presque rusée s’est soudainement taillée la rugueuse candeur du maître, suprême raffinement de la simplicité, conquête un peu comme la sainteté puise parfois ses sèves dans l’abondance d’un tempérament de jouisseur, converti au chanvre cru. Ce rajeunissement héroïque, cette peinture qui « râpe » au monde (coup de gant de crin sur un épiderme ultraraffiné) constitue l’acte de naissance de Courbet comme peintre. C’est la marque d’un choix décidé, creusé à même l’écorce du destin – refus en tout cas d’être un autre Cabanel, même en plus agreste. Qu’il ait été aussi peintre du Second Empire, plus tard, comme personne – lançant fantastiquement en plein azur les Deux lévriers du Comte de Choiseul comme deux barons de Charlus quadrupèdes sur la plage de Balbec – nous le voyons mieux aujourd’hui, avec le recul, mais c’est avec un humour, une audace sensuelle et un appétit d’ogre qui engloutit tous les concurrents. Son engagement dans la Commune, à 52 ans, ne sera pas une excursion de naïf, c’est le rêve de toute sa vie « Paris est comme un Paradis », l’accomplissement du destin de cet homme complexe qui n’aura pas le temps ni la force (à part quelques bouleversants dessins) d’en témoigner comme peintre mais qui en mourra.

On sait qu’avec Courbet (à part la misère et la honte d’avoir à se pasticher soi-même à la fin pour rembourser le « grand mirliton ») les « ratages » sont à regarder à deux fois, tellement le rugueux qui est en dessous (« son vrai génie est en dessous » disait Cézanne) continue de monter en avant vers nous. Courbet est sans doute l’un des peintres qui garde pour l’historien, encore maintenant, le plus d’obscurités voulues et non voulues, comme une sécrétion naturelle de mystère et pour le peintre une active et vivante provocation. « l’immense bonhomme » qu’on mettra « encore des siècles à reconnaître » comme dit Nicolas De Staël dans une lettre de novembre 1954 à Jacques Dubourg, sans doute l’une des plus belles déclarations d’amour d’un peintre à un autre – « l’immense bonhomme » un peu le Rabelais de la peinture (lui aussi venu à Montpellier) effarouchera toujours les gens de culture par ces blocs à demi déracinés du fonds culturel, communiquant directement avec l’imagerie populaire des légendes – et par cette substance amoureuse tellement dense, odorante et crue (souvent truellée), peinture vorace qui dans les marges s’avance en liberté prophétique jusqu’à nous, « radiant à larges sonorités » dit encore De Staël, « Cézanne est un gamin à côté ».

La confrontation du Puits noir de Toulouse et de la Solitude de Montpellier (paysage originel devant lequel il revient aussi souvent que devant l’arche noire des Grottes de la Loue) éclaire la force de renouvellement du peintre, à partir d’un lieu matriciel. Il serait bon d’oser rassembler un jour ces séries compactes afin qu’éclate, non pas la fatigue ou la répétition, mais la plus subtile diversité. Mystère de cette main qui s’est inventé sa propre technique, métier rompu à chaque fois, recommencé à neuf, continuellement inventif. Truelle et pinceau mariés ensemble, maniés de façon à capter toujours le grain presque tactile des choses et la substance la plus nourrie. Technique amoureuse qui est le lyrisme de ce peintre si solide qu’il se vante de pouvoir « faire penser même les pierres ». Le rugueux du monde, il l’accroche par cette fine truelle qui lui sert pour « faire » la roche, la terre, la neige, les feuillages parfois mais aussi le ciel le plus subtil qu’il attrape archangéliquement comme celui qu’il appelait le « roi des ciels », (rien à voir avec les maçonneries plâtreuses d’un Decamps). Truelle aussi pour l’eau des vagues cosmiques, grenues d’embruns comme un labour. Monde qui râpe, rèche, grave, abrupt et noir. Mais la sensualité du maître-peintre s’enchante également du pinceau (souvent de martre rouge ou d’écureuil) pour créer, par une sorte d’onomatopée picturale, le poil avec le poil, pour caresser somptueusement chevelures, fourrures, pelages, vêtements, fruits et, bien sûr, au cœur de tout cet écrin, la chair. Mais Courbet n’est pas un unificateur impérieux comme ces peintres qui finissent par engouffrer toutes les matières du monde dans une unique substance : Rubens transformant tout en « oreiller de chair fraîche » ou Rembrandt à la fin, dénudant toute forme humaine jusqu’à l’or et au sang. Courbet épèle avec adoration la diversité des substances, mais entre elles invente des rimes et des échos : entre fruit et chair, mer et roche, nuages et vagues, etc. Sa ferveur nourrit la pâte solidement, jusqu’à la plus extrême densité, avec respiration et largeur. Mais parfois, comme les pommes géantes de Sainte-Pélagie, il semble que la chair est chargée au ras de l’explosion. Dans cette substance bourrée à craquer réside la fraternité moderne avec les « tonnes d’amour » enfoncées dans chaque pouce de matière par un De Staël.

Il nous manquera toujours l’article que Baudelaire était sur le point d’écrire, jetant quelques notes en fusées, et qu’il n’a pas écrit : comme il nous met l’eau à la bouche, lui, le témoin des débats héroïques d’avant 1848, lui qui a vu mûrir et exploser le génie de Courbet avec la soudaineté d’une « insurrection ». « Première visite à Courbet – ce qu’était alors Courbet – Analyse de Courbet et de ses œuvres ». Même le règlement de compte à ce « réalisme » (« farce » lancée d’après lui par Champfleury dans laquelle Courbet se serait naïvement engouffré), même cette aversion présente de 1855 aurait laissé ressurgir le temps premier de la sympathie, et cette gloire d’intelligence dont Baudelaire illumine toujours ce qu’il touche. Sans doute la truculence de Courbet, cette sorte de « lard » verbal et mental (lui si mince deviendra ce « gros » qu’il se voulait, mourra tragiquement gonflé de bière et de chagrin), sans doute ce bruit empêchait ceux qui l’ont trop connu même un Baudelaire – de soupçonner sa force onirique secrète et d’accompagner, dans ce corps-à-corps épique avec la nature, le rêve qui en fait un des plus grands Romantiques français. Les Allemands, qui ont tellement aimé Courbet, s’y sont peut-être moins trompés. Ce réalisme miné par en dessous, aéré et comme hanté parfois par un recueillement noir, dans ses Solitudes (comme celle de Montpellier) ou ses Sources de la Loue dresse une nature rocheuse, ruisselante, prise à son commencement, au ras du chaos, ce qui devait tant bouleverser Cézanne, défrichant la voie de sa propre exploration. Certaines Sources (Hambourg ou Toulouse) ont une lumière de boue primitive, bloc noir en plein cœur, éblouissement nocturne entre les genoux de la Mère du monde – (antres bien plus réellement fantastiques dans leur nudité que ces rochers à tête d’ogres pour Petit Poucet). Plusieurs fois Courbet inaugure la peinture contemporaine, parce qu’il retrouve un état sensoriel total, presque de primitif, devant les mystères du monde, et qu’il invente une sorte de boue tactile, subtile, prodigieusement truellée, pantagruéliquement amoureuse, comme on n’en avait plus vue depuis Rembrandt, pour « toucher » à pleine peau aussi bien roches que ciel, chair, chevelures, fourrures, neige, fleurs, fruits, poissons et vagues, dans une accolade tellement sensuelle, une gourmandise tellement cannibale, qu’on atteint presque parfois à une peinture d’identification magique. Festins trop rustiquement solides pour un « mangeur d’opium » comme Baudelaire qui préfèrera toujours les orgies nerveuses, les songes orageux et éclatants de Delacroix.

La subtilité sans mots de Courbet peignant est parfois bouleversante, comme sa capacité à saisir les êtres par des moyens purement picturaux – lui qu’on accuse de ne pas pouvoir même sortir de sa peau, qu’on a copieusement caricaturé en Narcisse bouffi, « courge d’œdème flatulent » comme dit si gracieusement Dumas fils. Le répertoire des classes sociales et des types humains dans son œuvre, si on voulait en dresser le bilan, est d’une diversité et d’une richesse balzaciennes. Regardons, pour revenir à Montpellier, ce Bruyas malade cette tendresse d’amitié peinte qui saisit un homme en détresse, un matin de mélancolie, ce jeune phtisique de 33 ans qui semble abandonner la lutte. Courbet pose doucement le visage de Christ roux de son ami sur la guipure d’un fauteuil de grand-mère, il l’écoute vivre dans ce ralenti de l’angoisse qui bat jusqu’au grand cerne bleu de l’œil, il le réchauffe par des rouges comme s’il voulait lui rendre la vie, lui communiquer un peu de sa force par la magie picturale. Des cinq portraits que Courbet fera de son mécène et ami, Bruyas se préférait dans la Rencontre en prince debout au seuil de ses terres à lumière, plus « commandeur et triomphant » que dans l’Atelier. Mais est-il un portrait d’une tendresse plus proustienne que celui où on le voit désarmé, travaillé déjà par cette mort qui l’emporta à 55 ans, raviné comme un grand vieillard ?

*

Courbet à Montpellier, 131 ans après son premier atterrissage au plein feu du mois de juin 1854 : à voir cette Rencontre qui commémore l’évènement, il semble qu’il y débarque encore, tant la radioactivité de cette peinture est restée vive, tant la lévitation de ces trois cosmonautes peut nous sembler un épisode fantastique d’aujourd’hui. Étrange dalle de garrigue dressée presque debout, où les personnages rebondissent, mal ancrés. Atterrissent et remontent, pèsent et ne pèsent pas. Surprenante apparition de ces hommes que continue d’envelopper, en pleine campagne, une invisible maison noire, sauf ce vagabond des grands chemins, brossé aux couleurs mêmes du ciel, pantalon céruléen, chemise de chanvre taillée à la Zurbaran, du même blanc sculpté que les linges qui entoureront les fruits chez Cézanne. Le fabuleux morceau balzacien des costumes, « pelures du héros moderne » constitue la prose et l’analyse sociale : lancés en plein ciel, trempant dans le bleu pur jusqu’à mi-corps, la lumière les contourne, frontière à la fois nette et veloutée, comme un ciel d’or de primitif. Un arc de forces joint ces personnages dans une tension respectueuse et presque sacrée, équilibre subtil et sans symétrie. Cérémonie, rituel d’une simplicité grandiose, cocasse si on veut, qui donne un air de légende et de chanson populaire à ce rendez-vous dans l’espace, rencontre muette entre des êtres si fort enfoncés en eux-mêmes qu’ils ont l’air de rêveurs nocturnes en plein jour. La fière barbe de Nabuchodonosor du roi peintre a été rognée (plus pour l’affûter que par modestie) mais son fantôme « repousse » et continue de hanter le bleu. Quant à Bruyas, est-ce un prince d’une ville qu’on ne voit pas, un poète Christ, un ambassadeur de cette lumière d’Orient qui vient faire hommage et allégeance au roi vagabond ? Veste vert olive, barbe de renard orange, la casquette posée sur le ciel. Son porte-manteau le suit, bipède comme lui, mais affublé d’un froc zigzag qui se déconstruit dans un contrepoint d’humour avec le pantalon à jambe de héron arqué de son beau maître marquis. Sa poigne gantée serre le pommeau d’une canne dans une abréviation d’écriture carrée, morceau cru de Manet. La couleur rurale de la veste jaune de mars, le gilet jaune de Naples sont la vêture encore paysanne de ce domestique à tête « d’enterrement à Ornans » – presqu’îles de couleur qui montent en plein bleu, archipel de costumes plongés dans cette méditerranée céleste, introduction au délice de la substance peinte qui est sur toute l’étendue de la toile un enchantement. Les visages, plus petits que nature, sont taillés large et grand. Deux notes de rouge pur, la cravate du héros de la longue marche et le coin tournant du châle porté par le domestique, à l’autre bout, servent en sourdine d’étais à l’immense bleu qu’ils soulèvent et font chanter. La truelle fine à miettes broyées recrée merveilleusement le calcaire crépitant du sol et la toison crépue et rèche des chênes verts de garrigue. L’ombre d’un chêne invisible, situé exactement à la place du spectateur, allume quelques accrocs blancs de craie et prépare l’arrivée de toute la lumière et sa concentration radieuse sur la chemise zurbarane du moine fiancée. La lumière reste encore matinale, les ombres encore mouillées de rosée, la brume n’est pas tout à fait levée vers la suture nuageuse de l’horizon, au fond, vers la mer. Les liserons n’ont pas encore refermé leur petite robe de chair rose dans cette carmagnole d’herbes folles et de coquelicots, au bord du chemin – écriture tellement libre, audace tellement heureuse et jetée au vol qu’on se croirait déjà vingt ans plus tard, à l’école buissonnière de Monet. La signature est écrite du même sang que les coquelicots.

Juste avant d’arriver à Montpellier, Courbet vient de mettre en chantier une peinture unique dans son œuvre, rompant avec tout son métier ancien qui part du sombre et qui éclaire progressivement (« je travaille comme Dieu, disait-il, j’allume… comme la lumière j’accroche les hauts saillants »). Les Cribleuses de blé au contraire, pour la première fois partent du blanc cru, espace debout et plat exactement comme cette garrigue ocrée qu’il redresse, présentoir lancé comme une digue en pleine terre, où vient de se poser, son parachute replié dans son bissac, ce moine spatial. Ce redressement de l’espace, écrasant toute perspective, un journaliste le lui reprochera comme une lubie antiréaliste mais à propos de l’eau cette fois, qu’il ose mettre debout au dessus des « Demoiselles des bords de Seine ». « Tellement il a horreur de la réalité plate, ce Monsieur Courbet vous redresse même une rivière… ». L’espace-mur des Cribleuses devient dans la Rencontre garrigue debout et muraille de ciel sur lesquelles les personnages sont lancés à vif (comme dans les futurs paysages de neige) alors que les Demoiselles de village étaient encore enchâssées dans la chair verte du paysage. Echange entre ces deux peintures claires (Courbet retravaillera aux Cribleuses après La Rencontre) toutes les deux elles inaugurent un renversement complet, mystérieux, déjà moderne.

Dans cette Rencontre enfin, tout semble cimenté et comme scellé par un personnage plus grand que tous ceux qui sont là, roi invisible qu’ils invoquent, dans cette Salutation grave, rayonnante et cocasse appelant entre eux des forces – personnage omniprésent comme l’inondation de cette lumière, « aussi fine que celle de l’Orient » disait Bruyas à Courbet en l’invitant, et qui vous « enchantera ». Il y a tant de solennité rituelle dans cette Annonciation si drôle et merveilleuse, si candidement grandiose, si jeune, si vaste, à ce point géodésique de l’espace – qu’au loin dans l’avenir à supposer qu’un jour on oublie jusqu’à l’identité de ces personnages (archives mortes, humanité amnésique ?) on pourrait alors penser qu’il s’agit là d’un étrange épisode de Légende sacrée où parfois des moines conquistadors étaient accueillis par des christs roux en pleine campagne, salués jusqu’à l’adoration par des sacristains-postillons sans bretelles (toujours le rite) et des chiens brusquement convertis – et qu’entre eux il était question de quelque chose de vaguement indicible et de presque muet, comme du débarquement d’un grand Roi sur la planète, d’une fraternité nouvelle, « lumière aussi fine que celle de l’Orient ».

Courbet à Montpellier c’est aussi la densité de cette Mer à Palavas, dure comme un lingot de cobalt, bloc d’eau équarrie, truellée finement comme une surface rurale jusqu’à la suture du ciel, mer sans oiseaux ni bateaux ni risettes, corps élémentaire inquiétant, immensité du texte nu que salue tout en bas une minuscule cédille, infime nabot, le fini chapeau bas devant l’infini, une sorte de Bonjour Monsieur Courbet renversé, mais cette fois c’est : Bonjour Madame Dieu femelle bleue sombre, terriblement tassée dans ses muscles. Méditerranée taillée comme un Sahara d’eau solide, sur laquelle on pourrait marcher. Petite toile géante, sans doute exécutée, au moins au départ, sur le vif, avec l’air de sortir d’un rêve. Musicale, romantique, lointaine, couvant les futures explosions en touffes d’eau crue, la boue meurtrière des Vagues (Berlin et Paris) qui vous sautent à la gorge pour vous engloutir.

Courbet à Montpellier, c’est aussi un nouvel homme dans la perception peinte qu’il a de lui-même, vu désormais de profil, en train de marcher vers son destin (comme dans la Rencontre) ou en plein feu de l’action, peignant, capitaine conquérant, à l’assaut, comme dans cet Autoportrait au col rayé (c’est la veste même de Bruyas qu’il a empruntée). Fini l’envoûtement face à face de l’Homme à la pipe ou de l’Homme au chien noir où Courbet se contemple hors du temps, comme un prince de la Renaissance égaré en ces temps petits, avec un visage de planète comble ou de Dieu mourant. Ce profil décidé qui affirme encore plus martialement que dans la Rencontre le côté assyrien de son visage, sera la cellule mère de l’immense Atelier, le centre de cette épopée somnambulique, ronde de nuit figée, résurrection de fantômes sans lien, enfoncés en eux-mêmes autour du seul chuchotement de cette main peignante qui, au centre, a l’air de signifier qu’elle tient tout à bout de pinceau. Combien de fois ce bon vivant, qui ne peint apparemment que ce qu’il voit, (« philosophie de brute » dit Baudelaire) ressuscite les morts, peint vivants ceux qui ne sont plus ou déjà enfonce dans l’au-delà ceux qui sont encore vivants ?

La façon même dont il se recrée est complexe, il se retravaille comme ferait un romancier, se retaille même physiquement pour mieux entrer dans le rôle : quand il débarque à Montpellier, à 35 ans, en pleine gloire physique, il est encore un long dandy cossu, silhouette romantique splendide, « œil d’antilope », comme on le voit sur la photo prise l’année précédente par V. Laisné. Or dans La Rencontre il se reconstruit, accoutré en ouvrier, carrure ferme, presque montagnard en plaine, avec son bâton ferré et son jarret de grimpeur, il se râble, se muscle comme un compagnon, se rapetisse même un peu, greffant sur ce corps noblement prolétaire une tête d’empereur, de moine adorateur, ou mieux : d’artiste. Fierté et audace physiques, non plus dédain de prince suprême comme dans l’Homme au chien noir mais assurance, désormais, d’homme en marche, de conquérant que rien ne pourra plus arrêter. Léger de ses victoires, en route vers d’autres. Car à 31 ans il vient de remporter une des plus grandes victoires de la peinture avec l’Enterrement à Ornans, et s’avance vers l’Atelier. Dans l’Autoportrait au col rayé peint l’été 1854 à Montpellier, l’énergie amoncelée est immense. Bruyas l’éperonne et l’encourage à risquer une chose géante en rentrant. L’ultime Autoportrait à Sainte-Pélagie maigri, désœuvré, avec cet air de vieux gamin grisonnant qu’il aura sur les dernières photos, est d’autant plus bouleversant qu’il n’est nullement amer, mais blessé à mort, sans avoir compris tant de haine et tant de massacre : « Voilà où mène le cœur ».

Courbet à Montpellier, que sait-on du séjour ? N’espérons pas, comme pour les onze mois qu’il passa en Saintonge, « amoureux d’une dame superbe », une chronique dense comme l’admirable étude de l’historien Roger Bonniot. Mystère tenace sur les détails du séjour montpelliérain, dû sans doute à la disparition des documents, à la volonté de taire ce qui gênerait. Mais tout simplement où, à quel endroit de Montpellier ou des environs a été peinte La Rencontre ? Est-ce chez Bruyas même, Grand’rue ? Ou dans une propriété de campagne immédiatement cernée par la lumière du Languedoc ? Peu importe. Souci fétichiste comme de vouloir à tout prix localiser l’endroit mythique de cette Rencontre qui eut lieu en gare de Montpellier – mais que le maître peintre établit dans une garrigue tellement vraie qu’on a l’impression de l’avoir rencontrée cent fois. Si l’on voulait y sceller une pierre, comme pour l’endroit où Hannibal franchit le Vidourle avec ses éléphants, dix mille points de garrigue se porteraient candidats avec une égale chance. Ce lieu précis et unique est (très probablement) inventé par l’opération magique du « réaliste » : capable de faire mentir doucement une géologie, il redresse le chemin en promontoire, presque debout (comme le mur des Cribleuses) et creuse la profondeur en brisant net les reins à la perspective, d’où la lévitation et le débarquement planétaire, et le bondissement du ciel de la Rencontre qui donnent souvent à cette toile l’air de nous attendre dans l’avenir. La vérité de ce paysage nu, lande à soleil, personne ne l’avait touchée du premier coup avec autant de force avant lui. On connaît son horreur des peintres « touristes » qui effleurent un pays d’une carte postale. En quatre mois, et vite, il a touché terre, mer, ciel, tout le vrai du pays. Mais a-t-il eu le temps de prendre contact vraiment de l’intérieur avec une société sudiste souvent très remparée ? Quels seront ses rapports avec la famille Sabatier, au cours des autres séjours (l’un reste hypothétique) – bourgeoisie audacieuse qui s’intéresse à l’art et aux idées neuves et reçut même, dit-on, Karl Marx à la Tour de Farges, près de Lunel ? En dehors de Bruyas dont l’amitié lui restera fidèle jusqu’au bout, même après le désastre de la Commune (ils mourront la même année, chacun à un bout), son meilleur compagnon montpelliérain sera Fajon, joyeux drille dont il a peint la trogne flamande, peintraillon buveur qui lui servait de guide dans la région mauvais lieux compris – et le faisait rire aux larmes en lui racontant sa dèche à Paris, où déguisé en marchand arabe, il vendait de l’eau dans des fioles comme lotion miraculeuse, califourchonné sur une vieille mule pour faire plus berbère et plus magicien. Un sujet digne du Courbet de la série des Grands Chemins ou des Curés rentrant de la conférence. On entendait paraît-il le rire de Courbet d’un bout à l’autre du Peyrou…

Treize ans de vie quotidienne et quasi conjugale avec ces peintures n’ont engendré aucune usure, mais une sorte d’accroissement du miracle, un étonnement inépuisable et le sentiment de mieux voir et plus fort qu’au début, comme s’il y avait une musculation du regard, surtout une pluie qui lave les yeux – une expérience cumulative de l’enchantement des œuvres qui est de les voir jaillir, à la source, presque en deçà de l’image, là où travaille la main vivante… Décroûter le discours, laver les yeux… Comment refaire la route d’une peinture ? Culture n’est pas recouvrir de mots, mais découvrir ce qui a été neuf une fois et « créé » et, mystérieusement, le reste encore. J’ai toujours admiré ces textes anciens qui ne décrivent rien, mais qui avancent dans l’œuvre, l’ouvrent, gardant l’ampleur totale à mesure qu’ils explorent les détails. Comme dit Picasso : dans Nicolas Poussin, tout, même une feuille d’arbre, « raconte ». Courbet est de cette race des narrateurs héroïques. L’instantané d’une peinture, seule une caméra pourrait en inventorier le temps, l’épaisseur de temps, inventer une promenade visuelle qui redécouvrirait son parcours interne, sa loi organique de développement – le chemin que l’œil fait seul, mais appuyant ici et là, balayant, sabrant, sautant comme un moineau – mais sans pouvoir s’arracher du territoire de l’ensemble et comme fasciné par une image despotique. Cassant l’image, la caméra seule peut entrer dans la magie matérielle, dans l’immensité de la texture (sans émietter ni faire des morceaux choisis) mais en refaisant tout le chemin comme à la main, contemporaine de la genèse. Cet enfoncement, avec Courbet, serait de deux sortes : vers la densité picturale, la prodigieuse vitalité matériologique, la subtilité continuellement renouvelée de cette pâte épaisse ou fine qui échappe aux « tics » (Pata, Ordinaire, et les autres « faiseurs » de Courbet se détectent immédiatement à la grossièreté, au boueux sans délice et sans invention, comme on voit aussitôt une fausse empreinte digitale). D’autre part, chaque œuvre de Courbet ayant sa loi de composition propre, ou plutôt sa biologie souvent géniale de « non-composition » comme dit Fermigier, l’aventure et l’exploration seraient à chaque fois passionnantes et nouvelles. Cette ouverture, par exemple, dans les grandes Baigneuses – (peinture bloc, touffe de nature presque asthmatique) d’un mouvement de nage (ce fameux « geste inutile » selon Delacroix) qui passe d’un bras à l’autre des deux femmes comme une grande onde d’eau vive et de lumière, qui miraculeusement allège, aère, balance et fait danser cette masse d’arbres et de chair étouffés dans les roches, comme certains mouvements ralentis de Buñuel nous font entrer brusquement dans la matière aquatique des rêves. Pour la Rencontre c’est une loi de lévitation qui à la fois fait tomber et rebondir, lévitation-pesanteur conjointes qui donnent du poids et l’annihilent à la fois. Comment dire, comment accrocher ce double mouvement concomitant que tout le corps sent et qui fait la puissance tellurique de cette peinture, comme si brusquement l’attraction et la gravitation universelles étaient senties physiquement mais renversées et chamboulées par cette neuve planète, soleil mal éteint, où débarquent ces somnambules, retenus par une autre attraction transversale et croisée, qui les charme, les immobilise en respect sacré. Ce champ de forces, ces puissances magnétiques tressées font la physiologie unique, continuellement surprenante, de cette Rencontre aussi paradoxale que les œuvres contemporaines de Takis, où les pesanteurs, par des aimantations contrariées, au lieu de tomber, s’envolent. Courbet moine céleste aux ailes repliées dans son bissac.

Quand au ronronnement de la Fileuse endormie elle aussi « pèse » mais s’enroule dans l’espace, légère de rêves, nageuse. Énorme femme aquatique, huilée en elle-même, Omphale Ophélie au rouet dans sa robe d’eau lourde et fleurie, un entrelacs de couleuvre en songe à travers… Dessiner cette série d’orbes lovés qui enchantent cette peinture dans l’eau dormante et la roulent, filée au rouet, laine, haleine, sueur rousse…

Mer à Palavas bloc sonnant, métal, escalier bleu écrasé – la suture, le rasoir du ciel – pas d’accueil dans l’eau fermée pour cette lumière errante, superposée – qui n’entrera pas, qui a beau cogner sur l’enclume, rebondit, vole – mer murée, murmurante, sourde, tassée, meurtre sous le sarrau d’acier, sciage en long, horizontales reines, couches, liasses, strates, Dieu femme, l’infini carré, le rond équarri, le rond d’eau taillée à la hâche, texte, texte et en bas la cédille-vibrion accrochée… la mer parle et lui se tait, dalle de musique… Mer plus dense que terre et roche, entassée dans le fond du monde. Arc-en.ciel au pressoir, nuit en plein jour.

Quant aux Sources de la Loue Kaaba, stock de noir rayonnant, origine voûtée, noyau humide, Source du Lison, roche clitoris, « Grotte sarrazine » où l’eau engendre la roche, l’eau mère du monde – comme le chêne de Flagey est le père de la terre même et du ciel – peintures-genèses, mâle et femelle…

Xavier Dejean,
1er août 1985.

Notes pour
une promenade en caméra…
à travers Courbet

Je crois que chaque peinture impose, suggère, sécrète un parcours de caméra, une danse enroulée à sa ligne (ses lignes) génératrices de vie. Une simplification essentielle qui n’est pas une décomposition (autopsie de cadavre) mais un amoureux travail de rebourgeonnement génétique.

Par exemple, Les Baigneuses. Un contre-zoom s’enfuit à reculons d’un cœur de planète fessue prise en gros plan (on ne sait pas d’abord dans quoi on est) mais toute la peinture en sort comme nécessairement « irradiée » – pas rajoutée en décor, mais « milieu » biologique, enveloppe vivante, huître forestière autour de cette perle centrale. Deuxième mouvement : retour vers le centre, caméra convergente en gros pétales de marguerite qui retrouve, comme une apparition, cette concrétion charnue issue du paysage tout entier. Troisième mouvement (qui pourrait aussi être le premier) : caméra à tâtons, perdue, errante dans cette touffe étouffante, préhistorique, zigzag d’asthmatique qui cherche l’air, un hublot de ciel pour respirer là-haut, enfin découvert, tout minuscule, cette brèche bleue. Et puis là on repart de la planète fessue pour découvrir à reculons toute la peinture, et on recule encore, on descend les marches – et là, de plus en plus bas, cette énorme Lespugue brusquement devient légère, miraculeusement impondérable. Subtilité spatiale de cette peinture qui pèse cent tonnes – ou bien s’envole, selon le point de prise du corps en face d’elle.

La Mer à Palavas : travail horizontal de la caméra par strates d’un bord à l’autre (en montée ou descente de cette mer traitée en bloc mais par liasses géologiques) et brusquement, ivre d’horizon et d’horizontales, on tombe, humoristiquement, sur l’unique verticale. La suture, la coupure, le rasoir ciel-terre est une blessure terrible où la caméra doit s’arrêter, labourer, interroger cette cicatrice et ce divorce de la mer fermée, non au ciel, aux reflets, aux échos lumineux. À chaque fois se perdre, s’enfoncer, caméra sonde et soc, tête baissée dans la somptueuse matériologie. Par exemple, pour les Baigneuses accrocher (pas morceaux choisis) mais accrocher les miracles et les prophéties : roches à gauche en bas (du De Staël tout cru) – ou les touffes d’habits jetés – ou la couenne fessue, morceau de Bethsabée, Rembrandt goulu.

La Fileuse : caméra ronde, rouet, écriture toute en orbes et ondes. Caméra aquatique, onirique – et la sueur heureuse graissant l’épiderme. La robe à fleurs, rurale, enchantée, les mains de nageuse, parallèles.

La Rencontre : caméra qui doit saisir des forces, des tensions. Caméra magnétique, « tombe », « atterrit » avec les cosmonautes, trois fois (et même quatre avec le chien), et « monte » avec la terre étrange, debout. Caméra qui fait l’arc électrique, capte l’entre-deux, saisit l’invisible jointure entre les personnages, voûte romane ouverte. Caméra qui explore l’archipel, remonte les personnages, parcourt leur merveilleux cadastre debout en plein ciel. Se perd dans un gilet, sur une chemise comme dans une province, swingue un froc ou l’incurve selon une cambrure, etc. D’un visage à l’autre, caméra dialogue, trilogue, quadrilogue, d’une barbe à l’autre, d’un chapeau à une casquette… et la langue tirée du chien. Caméra buissonnière qui cisèle la frontière des personnages, fait le tour des côtes célestes en cabotage. Et musarde en bas dans les touffes du chemin, liserons, coquelicots, une étoile rose aussi, et quelle est cette fleur bleue ? Caméra à quatre pattes, comme Saint-François. Et grand tour bleu à la fin pour redescendre partout en inondation, en fontaine jusqu’au sol avec la lumière, personnage central, invisible illumination de cette peinture .

Le Bruyas malade, caméra escargote, spirale de tendresse, l’œil, le cerne immense, l’angoisse, la guipure comme une main de grand’ mère consolatrice, les roux chauds de la barbe, les rouges du gilet, tout ça muet avec une attention creusée de silence énorme, la mort qui s’embusque – repoussée. Le rapport de chaque image, le cadrage, le montage – ou séquence d’une seule coulée – pour « Bruyas malade » une caméra éclatée, disloquée, lambeaux, pulsation, Saint James Infirmary (Armstrong).

Pour la Rencontre c’est ciselé comme les chants d’amour du Tancrède et Clorinde de Monteverdi. La Fileuse noyée, Schubert, le dedans du rêve. Et les Baigneuses seraient du Stravinsky rauque, « Sacre du printemps » musique préhistorique – (et la tendresse vers la nuque et l’oreille sous le chignon, caméra hublot là-dessus doucement).

Xavier Dejean,
8 août 1985.