Le Battement
du cœur de l’œil
à cinq doigts

Tout le corps s’éteint, ténèbres, si l’œil ne veut pas. N’ose pas. N’a pas le cœur et le courage de voir. Comme l’œil seul, sans mains, sans poumons, sans pieds, sans sexe, sans oreilles — reste en l’air un cyclope borgne, cul de jatte, cou de girafe, gyrophare myope. L’œil ne loge pas dans le grenier, lucarne perchée sur le toit. Du souterrain vivant, thorax, cœur, il ramifie jusqu’au soleil des cinq doigts écartés. Du battement du cœur il irradie par les paumes, respire, hume, tâte, goûte, soupèse, irrigue. L’œil ne descend pas dans le corps pour l’éclairer. Il le traverse de nuit. Il le met en lui. Tout entier. Dans l’épaisseur de sa lumière. Œil-corps. Œil-cœur. Œil-mains. D’un seul tenant. En va-et-vient.

Ce qui fait l’artiste, c’est peut-être cette infirmité miraculeuse, cet œil mort sans les mains, cet œil d’aveugle qui devient voyant seulement par les paumes et l’action des doigts. Dessiner, c’est voir à la main. Œil manuel. Main visuelle. Couple amoureux, vieux mariage déchiré toujours à refaire, à contre main virtuose et roublarde, à contre regard d’usure et de savoir non vérifié. L’œil à plein vertige qui ne sait plus (quand on ne sait plus ce qu’on fait, quand on ne sait plus ce qu’on sait — là commence le réel dit Matisse). L’œil à plein vertige appelle au secours la rugueuse, la main gauche, l’antidextre, celle qui bégaye, et invente. La main rompue, détournée des ornières, celle qui finit par « chanter toute seule » — les yeux fermés. Encore Matisse. Pour finir, une fable chinoise : C’est d’abord l’œil qui nourrit la main, longtemps. Puis la main dévore et brûle tout. Alors, l’œil mendiant vient manger dans la main son miracle.

Regarder est un acte total, une danse, même immobile. Un acte rare. Presque une grâce. Regarder, voir vraiment, ne se fait pas du bout de la tête, ou du haut de la lorgnette d’une cervelle frisée. Regarder c’est voir à pleins poumons, à pleines papilles, d’un œil à peau nue respirant jusqu’aux paumes. Par le plexus solaire. D’un œil central, ventral, serti au nombril. De la chevelure aux orteils. J’ai vu parfois ainsi regarder à plein corps. Monde ou peinture rajeunis.

Comment oublier certains regards d’aveugles ? Cette façon qu’ils ont de se faire œil total, irradiation vivante, touffe d’antennes, fourrure tactile innervant l’espace — chaque goutte de visible, chaque pépite cueillie en plein vol, chaque plume d’air capté comme un battement de cils — un regard qui vous saisit vous-même par votre noyau irradiant, votre source d’apparition — regard intimidant qui réellement vous éclaire et sacre lumineusement d’une grâce d’invisible.

Ce « regard-corps » qui hume le vivant, là, en face, jusqu’à son goût — son suint, son bruissement, sa musique d’ombre.

Avec vos yeux de « voyants », essayons d’accomplir ce regard plein, comme quand on écoute dans le noir quelqu’un arriver à son allure de lumière.

Luc, le patron des peintres, est le seul des quatre à avoir retenu cette exhortation faite à l’œil : « Ton œil est la lampe de ton corps. Lorsque ton œil est en bon état, tout ton corps est éclairé. Lorsque ton œil est en mauvais état, ton corps est dans les ténèbres. Prends donc garde que la lumière qui est en toi ne soit ténèbres. »

Aveugles-voyants ou voyants-aveugles, à nous de jouer.

Nous habitons une civilisation des yeux mitraillés. Traqués. Matraqués. Passage à tabac. Pilonnage. Déversement dans les yeux à vingt-cinq images par seconde. Nos yeux sont des proies. Dans une hypnose qui n’agit plus par fixité, mais par mouvement brownien, bougeotte, ébrouement vertigineux. Les villes tatouées jusqu’aux gratte-cieux, scintillantes de mégots publicitaires. Le sang, retransmis en direct, fume — par satellite. « Qu’on revienne avec sa brouette d’yeux des grands festivals » : Céline, il y a trente ans, de plus en plus vrai. Voir, éclairer vraiment est un courage, une audace, un combat, un frein dans la folie, un trou qu’on creuse, un miracle, une grâce. Les plus grandes cicatrices tiennent dans nos yeux. Invisibles, elles organisent ou plutôt déchirent nos regards. L’œil qui n’arrive plus à boire à sa source devient une plaie de regards blessés. « Y-a-t-il une vie avant la mort ? » est un cri récent bombé sur un mur d’une ville hachée en ruines …

Les animaux voient moins qu’ils ne mangent et tètent leur milieu. Le regard d’homme naît d’une cassure, sorte d’effroi qui est le mystère de voir non pas une chose plus une chose plus une chose — mais la rafale d’univers, l’avalanche du tout. Mystère aussi de voir (autrement que pour manger, se cacher ou fuir) — le dedans des choses, l’intérieur des organes du monde. L’autopsie (qui veut dire exactement, à sa source grecque : voir par soi-même) n’est pas décapage de cadavre — mais gourmande vision à vif. Vision qui saisit ensemble un passage d’oiseaux, une croissance d’arbre, un rythme géologique souterrain — dans leur rapport et leur accord magiques. Pas seulement la peau du monde, sa toison — mais ses forces nouées ou dénouées. L’œil les vit au dedans. Ce manger total, cette musique entrevue de rapports et contrepoints — l’œil d’homme seul les éclaire et s’en nourrit, comme si l’univers était sa pitance, son travail, son corps, son miracle. Car l’œil n’est pas assez nourri de brouter myopement sous lui, il a faim de nager large entre les règnes, d’abattre les frontières entre pierres, bêtes, arbres, entre la mer, la terre et l’air.

Comme un Matisse océanien, il lui faut demander à sa main de capter les mystères que son œil soulève. Cet œil qui a d’abord pour stricte fonction le repérage dans la jungle n’a-t-il pas pour unique faim et nourriture le paradis ? C’est-à-dire l’invisible qu’il saisit au vol dedans et dessous. Pas ailleurs. Ici. L’œil a faim : pas de bibelots, pas de gentillesses laquées, pas de trompe-l’œil, mais de tout ce qui ouvre ici le large.

Le miracle
et les deux sexes de l’œil

L’œil, au repos, s’appuie sur l’horizon. Regardons un peu ce diamant fragile, à peine protégé, qu’un rien peut blesser et crever, que vingt maladies et la vieillesse menacent.

Cette peau rétinienne, matière même ou cerveau à l’état pur, muqueuse galactique avec des bouquets concentrés de vingt mille, trente mille cellules nerveuses, firmament enroulé sur lui-même comme une petite planète, diamant vascularisé, eau vivante en forme de blessure et de vulve ciliée. Œil, eye, nom mouillé, œil d’eau, gelée lacrymale. Ou bien : Oculus, occhio, Ojo, Auge, noms fléchés, mots pointus, angle aigu, cône. Les deux sexes de l’œil. Larme et arme. Les deux actes successifs ou simultanés : d’un côté, cueillir, accueillir, boire — de l’autre, pointer, meurtrir, ouvrir, construire, ensemencer, tuer. On peut enfanter par l’oreille (Gargantua) ou par la bouche (souffle, verbe, langue). Par l’œil seul, non. II faut le travail en renfort de la main. Le couple originel œil-main.

Les deux sexes de l’œil, en gros, l’œil Monet ou l’œil Picasso ? En très gros bien sûr. L’œil de Monet, d’abord gavroche pointu à caricatures, œil qui s’est fait aquatique, cassant toutes ses pointes, mouillant le monde noyé en lui, énorme vibration de la peau-lumière, couenne d’éléphant des nymphéas où tout vient tremper dans une soupe de genèse à radiations. L’œil Picasso, prédateur né, empoignade au couteau avec le corps dépecé, boulangé sans cesse recréé dans le même unique geste d’équarrir et de délivrer jubilant, Œil-pinceau-poignard, comme il le dit sans cesse dans son poème au galop, « le désir attrapé par la queue ».

Mais l’organe sexuel de l’œil peut se vivre avec la royauté double d’un Matisse — ensemble, mâle et femelle entrelacés comme dans certains arbres.

Le Diamant de l’œil
a mille nervures

Nos deux yeux couplés sont un seul œil dans cette fluidité vécue du dedans sans déchirure. D’une oreille à l’autre oreille, et des orteils au ciel — l’œil à la nage jouit de son ubiquité circulaire, hémisphérique, dans un champ du visible qui a lui-même forme d’œil. II semble que tout l’empire de l’œil (aquatique) soit tenu d’un coup — capture immédiate d’un global et lustral coup d’œil — lequel ne se déplace qu’à travers d’autres totalités conquises fluidement, comme une baleine dans l’océan sans coutures ni frontières.

Or nous apprenons aujourd’hui et voyons sur écran (la Villette !) que le regard est un furet, il court il court, il zigzague et slalome sans arrêt, bute et cogne et revient, trame et tisse une fantastique frondaison, cent mille parcours de labyrinthe aimanté en rhizomes brisés, repris par bonds et sursauts. Dérive magnétique syncopée, avec creusements, fractures, pointillés, accélérations, travail de sape en étoiles, touffe de réseaux, morsures et assauts, errance immensément ramifiée — comme un sanglier en forêt la nuit suivi au laser d’un suppositoire magnétique. Entrelacs à cent mille nervures. Battement. Pulsation. L’eau des yeux est une trame, une main qui taille et cherche, une main à l’œuvre au cœur même de l’œil.

L’œil est donc ce battement — continuelle et vivante pulsation entre cœur et main. À égale distance. À double branchement. Il a besoin des deux pour voir. Relié vitalement à eux. Le battement du cœur de l’œil à cinq doigts.

Rembrandt

Comment l’œil-main travaille à la vitesse du regard (et même de la lumière), au laser taillant sa rafale. Pas du tout par contours — mais par nerfs, muscles, épée, tranchés du dedans, en tourbillons et moulinets d’assassinat à cent à l’heure qui traversent le meurtrier même, abasourdi tournoyant double geste, comme si la danse mortelle d’Hérodiade continuait de bondir en lui décapiteur — la tête de Saint Jean Baptiste en train de lui rouler sur les pieds.

Un tel bond de la main à la vitesse de l’œil, une telle énergie de meurtre et de vie rassemblés — seul un Degottex se jetant à pic tout entier dans un seul trait de sa main sismographe, l’a, les yeux fermés, par sa propre foudre d’encre crachée, aujourd’hui.

Maintenant le dessin pour la sainte famille de Leningrad, capte à vif les nerfs mêmes de l’espace radio-actif, l’axe terre-ciel en attraction inversée, le berceau tout entier volatilisé, happé par un angelot lingot pesant mille tonnes qui n’arrivera jamais à atterrir, mais vers qui tout s’envole jusqu’au fond du monde — sauf le menuisier (qui jette l’ancre au fond) en train d’équarrir un trognon d’araire ou un vieux joug avec une terrible herminette carrée qui pourrait vous trancher net un ange. Tout contre cet équarrisseur de copeaux, un formidable trait s’écrase en piqué, ramenant tout vers la terre et la gravitation, alors que du berceau continue de gicler une verticale active, happement céleste aussi fort que dans Gréco.

Ici c’est l’œil-main de l’immédiateté, la prodigieuse intensité du présent qui vous arrive à bout portant comme la lumière, le rapt à même l’invisible, le : « voici, j’ai tout vu, j’y étais » qui fait de Rembrandt le cinquième (ou le premier) évangéliste ? Seul, près de nous, un tel trait lancé à pleins risques, un Bram Van Velde en a parfois l’audace, le tremblement d’hésitation absolue, la déchirante nervure qui peut, après, retomber et mourir.

Bien sûr, il y a d’autres sorcelleries de main chez Rembrandt, de vieilles épousailles plus lentes de l’œil hanté et d’une main matériologique, trameuse de rayons, la nuit vraiment faite à la main en mille morsures d’eau-forte. Mais ici c’est comme la gloire d’une vision en train de bondir sur nous — à tout jamais contemporaine, en train même d’avoir lieu. Vers l’avenir.

Giacometti

Voici maintenant, de la même race que Rembrandt, un homme qui s’est donné tout entier au voir, vertige quasi permanent devant l’irruption magique, dans l’espace, de la verticale de chaque être, en tonnes d’énergie à contre-mort. Exister déchire l’espace comme un meurtre, miracle aussitôt menacé lui-même de meurtre.

Giacometti invente un mariage d’œil-main jamais vu, une main qui court follement comme l’œil attaquant par toutes les fibres à la fois course plurielle et bondissante qui se bat en même temps sur tous les fronts, par assauts multiples et simultanés, essayant de capter cette irradiation, d’endiguer à mille traits cette folle énergie : miracle du vivant debout, rayonnant sa mort en lui comme un noyau radio-actif (pas la mort qui pourrit, mais celle qui fend chaque seconde le visage comme un cristal aztèque). Ce voir hanté incorpore la distance fantastique de l’autre, cette Annette, de tous les jours qui recule en deux secondes pharaonne clouée à des années-lumière — mais qui d’un seul coup revient sur nous en bolide pour nous tuer ou nous illuminer ? L’espace n’est pas davantage cerné ni défini que les êtres qui le déchirent en permanence, mais capté, invoqué, magnétisé en plein vol, jusqu’aux nervures cosmiques à vif qui traversent l’atelier, boueux cristal, comme nous.

Parfois une brume de traits, une fumée gommée de nerfs suraigus arrachent à l’espace le surgissement fou d’une présence, comme une apparition pour un aveugle ébloui, et puis plus rien.

Jamais la main n’avait travaillé aussi près de l’œil, aux frontières de l’irradiation des êtres. Comme si la vue, dès qu’elle ose entrer vraiment en contact avec le réel, devenait immensément visionnaire. Main-œil, main voyante qui ose bégayer, respirer, se battre, se nier, se briser, s’avouer vaincue, laissant ouvertes toutes les traces au combat pour capter ça, rien que ça : La gloire d’un être.

Matisse

C’est aussi cette gloire qui obsède Matisse le païen et l’empêche jusqu’au bout de se convertir complètement à l’Islam des formes, celles qu’il invente, animales et végétales mêlées, nageant d’un règne à l’autre, dans un paradis océanien réconcilié.

Il refait toute une longue route, à chaque portrait — mais pour rejoindre sa toute première vision. Sa main, volontaire et corsetée, commence par ce qu’il appelle un « constat d’huissier ». Une bagarre, au fusain en général, dégage sculpturalement, ici, le bourgeon gothique du visage écclésiastique d’Aragon. Puis par ruses d’apprivoisements, la main apprend peu à peu par cœur son « modèle » — jusqu’à ce que, un beau matin, elle entre dedans, se mette à l’intérieur — les yeux fermés — et se mette à « chanter toute seule ». C’est son mot. À l’orientale. Vingt visages successifs d’Aragon volent comme les feuilles d’un arbre poussées dans l’air autour. La sève de l’inconscient (c’est encore son mot), de l’œil à la main, est enfin passée. Le travail ici ne sert qu’à desserrer la volonté. Cette libre main casse tous ses savoir-faire, pour entrer, comme un funambule, un jongleur de crêtes, comme une gifle — dans l’inconnu, à pieds joints.

Cette ligne chantée, dansée si on veut, ces visages feuillus d’Aragon, écrits d’un coup, ne sont pas un contour (un dehors) mais une ligne intérieure qui en ramasse cent au fond d’elle, une ligne qui a fait toute sa rafle par le dedans, une liane interne qui rassemble et attrape d’un coup toute la lumière et la musique d’un être. Un signe d’un seul trait en langage de visage. Car ce qui a l’air si facile (ce n’est que ça !) est toujours pour Matisse une grâce ultime qui creuse jusqu’à la gloire d’un être vu-chanté à la main.

Le rayon laser peut sembler aujourd’hui plus proche de la vitesse d’un regard nu, aigu, robotique — mais l’épaisseur de l’invisible, seul sans doute le vieux couple pithécanthropien de l’œil et de la main peut encore s’en rajeunir le cœur.

Alors, oublions tout ceci — et en avant !

Xavier Dejean,
2 février 1991.

Le Toucher
de
Nicolas de Staël

Il est possible qu’un peintre naisse d’empoigner. Mille fois plus fort que toucher. Jusqu’à sentir craquer le dedans. Dans les petites chambrettes de la guerre où Antoine Tudal l’a vu se cogner aux murs, se blesser à l’espace — il sort par la toile. À tâtons, presque aveugle, thorax pris. Il remonte du fond, par les lueurs. C’est alors qu’il s’accouche peintre, carrément se met au monde dans ces années-là (1946 exactement) par césarienne. Fini l’élégance des arabesques, Magnelli et les autres. Haillons d’espace. Lambeaux de corps. Routes perdues. Labyrinthes fracassés. À chaque aventure, c’est son propre corps qu’il déterre et hisse par les nerfs. Les os viendront plus tard, et les viscères de chaleur — passant par un désert, toute la nuit, jusqu’à la peau de neige vivante, et suée. Aucune vue par dessus l’épaule du monde. S’enfonce et taille dans la mine. Dresse, défonce, à contre nuit, à contre guerre, à contre mort. Dans une hâte vitale à se désétouffer.

Toucher blessé, qui saisit d’abord par les plaies. Il s’éclaire au plexus, respire entre les poutres. Le large humé par les narines seulement : Appelé de plus en plus fort, entre les brèches. Il touche des soies, des satins, des charbons luisants, des braises. Des muqueuses. Des cicatrices brûlantes, des plèvres mouillées. Les lointains viennent givrer sur la peau, vrai labour.

Une fourrure de noirs jamais vus, lustrés par cette main poilue du pinceau qui devient goulue, voluptueuse.

Et puis brusquement il sort, ouvre les deux épaules, touche enfin le large à pleins poumons, déterre l’espace et la lumière du sol même où il laboure. Cette fois il empoigne la peinture, couenne du monde, touchant depuis le fruité des fruits jusqu’au rugueux des rocs, à plein ventre, et des lèvres aux joues. À l’accolade pleinière, à la pantagruélique truelle, à la gourmandise mondiale perdue depuis Courbet. Avec le même appétit à mordre (le toucher à belles dents) qu’aux pommes géantes de Sainte Pélagie. À la formidable carrure de l’outil, il touche à plein corps, équarrit debout ses blocs nourris, mûris souterrainement comme par un siècle entier de sèves au ralenti, et paysannes.

Il touche parfois un monde entièrement nu jusqu’aux lèvres. Le nu du paysage. La terre vraiment toute nue, du sable au ciel.

Il s’approchera même jusqu’à toucher l’à-pic de la lumière par les noirs et les mauves brûlants. La vraie lumière d’extase, la grecque, la folle qui peut tuer — il ose la toucher en plein feu.

Il augmente la géographie des saveurs tactiles picturales et des audaces.

Il invente des chairs, des touchers d’arbre et d’écorce écorchée et des touchers de lèvres, des peaux « de nard et d’escargot ». Des touchers d’espace et de grand large. Des touchers de narines qui hument l’iode et le sel. Des touchers de vent dur. De cristal.

Des touchers pour aveugles, par les paumes, lumière écrite en braille.

Et puis d’un coup, il ne veut plus toucher que l’âme et les fantômes, la transparence. L’éblouissement.

À l’essence, à la ouate, par des touchers quasi impalpables. Des traces de feu.

Après avoir comme personne massé les choses densifiées jusqu’au lingot — il ne veut plus toucher qu’à travers des flammes, comme Gréco. Créant une peinture irradiante d’ondes lancées vers nous.

Le dernier « toucher » sera terrible, en plein bond. Les mains serrées dans la ceinture pour qu’en sursaut elles ne jaillissent pas protéger le visage, des pierres. Au bas du fort d’Antibes.